jeudi 18 août 2016

Tunisie


A la frontiere lybienne, une jeunesse en détresse .Au chômage et sans perspectives d’emploi, les jeunes du Sud tunisien sont attirés par le djihad ou l’immigration clandestine. Au péril de leur vie.

Les parents de Mabrouk Zaytouni ont passé la fête de l’Aïd el-Fitr [5 juillet] à espérer que le corps de leur fils, mort en Méditerranée, soit retrouvé. Ce jeune Tunisien de 25 ans s’est noyé avec au moins 13 autres migrants qui tentaient de rejoindre l’Italie. Leur bateau, qui transportait 28 personnes, a coulé dès qu’il a quitté la côte de Sabratha, en Libye, le 3 juillet.

Tous les passagers étaient origi- naires de Ben Guerdane, une ville située près de la frontière avec la Libye, dans le sud de la Tunisie, où un attentat a fait des dizaines de victimes en mars dernier. Les assaillants étaient des membres de Daech qui cherche à y établir un émirat et comprenaient de nombreux habitants de la ville.

Ben Guerdane est une petite localité qui jouit d’une position  stratégique, car elle constitue un point de passage entre la Tunisie, la Libye et la côte méditerranéenne du Sahara. La proximité de la Libye a sans doute rendu les jeunes habitants de la ville plus vulnérables aux réseaux de recrutement djihadistes et d’immigration clandestine, particulièrement actifs au milieu du chaos sécuritaire que connaît le pays.

Commerce. Hussein Zaytouni, le frère aîné de Mabrouk, raconte qu’ils sont “nés dans une famille nombreuse et pauvre” et que leur père est “un travailleur journalier peu instruit et n’ayant pas de revenus stables. Au chômage et sans perspectives d’emploi dans ces temps économiques difficiles, [Mabrouk] a choisi d’émigrer en Europe.” Et il ajoute : “Beaucoup de jeunes de notre quartier ont émigré ou envisagent de le faire. Un ami de Mabrouk s’est noyé avec lui, alors que d’autres habitants du quartier ont survécu. Il y a aussi des jeunes du quartier qui ont rejoint des organisations djihadistes.”

D’après lui, sa famille s’inté- resse peu à la politique, mais elle sait, comme tous les autres habi- tants de la ville, que “l’Etat néglige leurs droits puisque des milliers de citoyens sont au chômage et n’ont pas de perspectives d’emploi”.

Même si la ville donne sur la mer, Ben Guerdane est tributaire du commerce transfrontalier. Dès les premières heures du jour, des hommes forment de longues files d’attente à la frontière pour faire tamponner leur passeport et passer en Libye, où ils achètent des produits électroniques et autres marchan- dises qu’ils revendront, à leur retour en Tunisie, à des particuliers ou à des commerces.

“La plupart de ces hommes travaillent pour des commerçants et sont payés en fin de journée pour le transport de ces marchandises. Ils sont peu rémunérés compte tenu des risques qu’ils courent en Libye, où certains d’entre eux sont pris en otage ou harcelés par des groupes armés”, explique Charif Zaytouni, un journaliste qui vit à Ben Guerdane et qui a des liens de parenté avec Mabrouk.

“Pourtant, ajoute-t-il, chaque fois que la frontière est fermée, les habitants de la ville organisent des manifestations et des grèves.” Selon lui, “la pénurie d’emplois a fait du commerce avec la Libye la seule source de revenus. Les jeunes ont beau chercher des solutions, ils n’en trouvent nulle part. L’Etat doit donc assumer ses responsabilités.”

Pièges. Selon les estimations de Radwan Azlouk, le coordinateur local du syndicat des diplômés du supérieur au chômage, plus de 3 000 de ces jeunes sont sans emploi dans cette ville de moins de 79 000 habitants. Son syndicat “a fait des propositions aux autorités pour résoudre la crise du chômage. Il a suggéré entre autres que des taxes soient perçues sur le passage des marchandises et des personnes en vue de financer la création d’emplois pour les jeunes, la construction d’un port dans la ville et la création d’une zone de libre- échange avec la Libye, qui offrirait de meilleures perspectives d’emploi aux jeunes.”

Et il précise que “le nombre de jeunes chômeurs sans diplôme uni- versitaire est encore plus important. Même s’il y a toujours des excep- tions, on relève dans ce groupe une plus grande tendance à rejoindre les organisations djihadistes ou à opter pour l’immigration clandestine.”

Omar El-Kouz, le délégué [équi- valent du sous-préfet, El-Kouz est en poste depuis le 29 juin] de Ben Guerdane, assure que “l’Etat n’a pas pour politique de margina- liser toutes les zones frontalières. Il les considère au contraire comme des avant-postes qui protègent le pays des dangers. Nous avons été témoins de la formidable réaction de la population de Ben Guerdane, qui, face à l’attaque terroriste de mars dernier, a apporté son sou- tien aux forces gouvernementales.”

“L’Etat, poursuit-il, a conçu des plans de développement pour les zones intérieures et frontalières en vue de créer des emplois, de soute- nir l’investissement et d’encourager les jeunes à lancer des projets de petite et moyenne envergure. A Ben Guerdane, les autorités ont tendance à diversifier les activités de production pour que la ville ne soit pas uniquement tributaire du commerce avec les voisins libyens.”

La situation n’est guère différente dans d’autres villes frontalières. A Tataouine [dans le Sud-Est], les jeunes connaissent les mêmes problèmes. Bien que sa contribution au budget de l’Etat soit très importante du fait de ses revenus pétroliers, cette ville présente le plus fort taux de chô- mage du pays (37 %). Beaucoup de citoyens ont donc émigré clandestinement ou rejoint un groupe djihadiste, voire sont tombés dans les deux pièges.

On relève le même phénomène à Remada, au sud de Tataouine, qui est l’un des grands centres de recrutement de la branche libyenne de Daech et où les auto- rités tunisiennes ont démantelé plusieurs cellules djihadistes.

Même si d’autres facteurs psychologiques, culturels et religieux – poussent les jeunes Tunisiens à opter pour le djihadisme ou pour l’immigration clandestine, les motivations économiques restent les plus déterminantes. S’ils avaient des perspectives d’emploi, nombre d’entre eux n’emprunteraient pas ces voies dangereuses dans les- quelles ils perdent si souvent la vie.
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