dimanche 29 juillet 2018

Vague islamiste sur les mairies tunisienne

Arrivée deuxième, derrière les listes indépendantes, au scrutin municipal du 6 mai, Ennahdha a réussi à rafler 69 % des présidences de conseils municipaux. Et dame le pion à son allié national, Nidaa Tounes, à un peu plus d’un an des législatives et de la présidentielle


marie tunisienne
LES PRÉSIDENCES DES CONSEILS MUNICIPAUX 


Il fait chaud. Dans la salle comme dans les esprits. L’élection du président du conseil municipal de la
capitale, ce mardi 3 juillet, promet d’être serrée. Les résultats tombent : 26 voix pour Souad Abderrahim, d’Ennahdha, contre 22 pour Kamel Idir, de Nidaa Tounes. Le moment est historique. C’est la première fois qu’une femme revêt l’écharpe rouge et blanc, attribut du pouvoir municipal à Tunis. Tohu-bohu et youyous accueillent l’intronisation de la nouvelle élue.

Avec cette victoire, le parti islamiste fait coup double. D’abord sur le fond, en donnant une nouvelle dimension au rôle sociopolitique des Tunisiennes et en prenant le parfait contre-pied des positions rétrogrades qui lui sont prêtées, notamment en matière d’égalité des sexes. Car sur le plan national Ennahdha est la formation qui a fait élire le plus grand nombre de femmes maires. Souad Abderrahim se voit conférer, en passant, le titre de Cheikh el-Medina, celui-là même qu’une partie de l’élite tunisoise, moderniste, bourgeoise et arrogante, refusait de voir échoir à une femme. Comme un pied de nez... Souad Abderrahim ayant grandi à Sfax, son raid réussi sur l’Hôtel de Ville sonne en outre comme une revanche pour la seconde ville du pays, tellement délaissée par le pouvoir central que ses habitants avaient migré en masse à Tunis dans les années 1980.

Une leçon de politique


De manière schématique, la répartition des présidences de conseils municipaux correspond à la confguration globale des élections législatives et présidentielle qui ont scindé la Tunisie en trois blocs : les conservateurs dans le Sud, les modernistes à Tunis et dans le Sahel, les partis de gauche dans le Nord-Ouest. Mais le scrutin aura surtout été marqué par une nette progression d’Ennahdha.

Sur la forme, le parti administre à ses rivaux une leçon de politique. On le disait marginalisé, usé, incapable de nouer des alliances au-delà de sa propre base, là où Nidaa Tounes aurait pu, ou dû, se répartir des villes avec les listes indépendantes, grandes vainqueurs le 6 mai dernier avec plus de 32 % des voix. Il n’en a rien été. Avec 28 % des suffrages, la formation de Rached Kheriji rafle 69 % des présidences de municipalités. Une prouesse. Dans certains cas, comme à Laaroussa (Nord-Ouest), elle a bénéficié de désistements du Front populaire (extrême gauche), une situation incongrue davantage liée à des relations personnelles locales qu’à des positions partisanes. Le résultat, en quelque sorte, d’un ancrage territorial travaillé de longue date.

Divorce consommé ?


Surtout, Ennahdha remporte 95 % des présidences dans les grands centres urbains, comme Tunis, Sfax ou Bizerte. C’est l’assurance d’un accès direct à plus de 4 millions d’administrés sur une population de 11 millions d’habitants. « Erdogan a commencé par la mairie d’Istanbul », rappelle Jaafar, un buraliste. Un tremplin pour des visées nationales. Et une occasion unique de consommer le divorce avec le parti majoritaire, Nidaa tounes auquel les islamistes sont alliés sur le plan national. Dès janvier 2018, Borhène Baies, chargé des afaires politiques de Nidaa, prévenait : « Nous sortons du consensus pour aller vers une situation concurrentielle avec Ennahdha. »

La campagne municipale a pourtant été parasitée par des soupçons de listes communes et d’accords secrets entre les deux partis. Ce dont les électeurs n’ont pas voulu : non contents de s’abstenir massivement (66,7 %), ils ont aussi sanctionné la formation fondée en 2012 par Béji Caïd Essebsi qui enregistre un net recul. Arrivé troisième le 6 mai, avec un peu plus de 20 % des voix, Nidaa Tounes n’obtient que 41 présidences de municipalités sur 350.

La crise est profonde. 


En quatre ans d’existence, la coalition a perdu de son entregent. Incapable de séduire ou, à défaut, de nouer des combinaisons d’appareils pour reconfigurer les équilibres politiques autour d’enjeux locaux, elle n’a pas non plus réussi à noyauter à grande échelle les listes dites citoyennes. Le cas de Mehdi Rebaï, tête de liste Union civile (indépendant) qui s’est désisté en faveur de Kamel Idir, reste
une exception.

Toutes-puissantes commissions


L’opposition, dont le Front populaire, le Mouvement du peuple, le Courant démocrate et Afek Tounes, est dans une situation aussi inédite qu’intéressante. Avec 14 mairies, elle va faire l’expérience d’un pouvoir exécutif qu’elle n’a jamais exercé. Un défi de taille, car il y va de sa crédibilité. Idem pour les indépendants, désormais aux commandes dans des villes comme Hammamet, Tozeur, Zaghouan, Radès ou l’Ariana. L’espoir qu’ils ont soulevé le 6 mai les oblige à faire au moins aussi bien que les partis, voire mieux. Il leur faudra transformer l’essai, sous le regard curieux et évaluateur des citoyens et de la société civile. 

Innover. 


Prouver leur faculté à gérer une collectivité. Montrer leur compréhension des structures administratives et politiques locales et régionales. Surtout, composer avec d’autres acteurs politiques. Car la présidence du conseil municipal ne fait pas tout.
Derrière le maire, chaque conseil est composé de 10 à 60 membres, selon le nombre d’habitants de la commune. La gestion quotidienne dépend davantage des commissions et de leur composition que de la seule étiquette du premier magistrat. Dans chaque ville, 14 commissions se répartissent la prise de décision. Celle des finances et celle de la culture – qui comprend aussi le sport, la jeunesse et les affaires religieuses – sont parmi les plus importantes.

« Des rues propres »


Rym Mourali, du Parti de l’indépendance tunisienne (PIT), rappelle que les municipalités ont par exemple un droit de regard sur les zaouïas, lieux de mysticisme populaire. À chaque ramadan, les mairies peuvent pro- poser à loisir, durant un mois, un large éventail d’événements dits cultu- rels. Mourali souligne que « malgré la rareté du foncier dans les grandes agglomérations, les villes possèdent d’importantes réserves, dont des zones vertes prévues dans les plans d’aménagement mais qui demeurent en friche. Il suffit d’une décision du conseil municipal pour changer leur affectation et en faire des écoles coraniques ou des mosquées ».

Aussi, les directions des commissions, qui n’ont pas encore été attribuées, sont- elles également l’objet de tractations entre partis. « Des rues propres sans étalages anar- chiques et avec un éclairage public seraient un bon début », ironise Maher, riverain de la médina de Tunis. Une manière de souligner

aussi que les nouveaux élus ne seront pas tant jugés sur des positions idéologiques que sur leur capacité à s’attaquer aux problèmes concrets des citoyens, dont la réso- lution est en suspens depuis la révolution de 2011. Message à ceux qui se projettent déjà vers les élections de 2019.


mercredi 18 juillet 2018

La manipulateur Hafedh Caïd Essebsi

Au cœur de la crise qui frappe le pays, le fls du président est un personnage taiseux, secret et encore méconnu. Portrait d’un homme de l’ombre à qui on prête de grandes ambitions

Les projecteurs sont braqués sur lui, mais lui préfère le contre-jour. Figure controversée du paysage politique tunisien, Hafedh Caïd Essebsi reste néanmoins mal connu. Comme s’il tenait à conserver une part de mystère. À 56 ans, le patron de Nidaa Tounes est aux manettes de la deuxième formation politique du pays, fondée par son père, Béji Caïd Essebsi, actuel président de la République. Et au cœur de la crise politique que traverse son pays depuis les municipales du 6 mai.

Excellent manipulateur


À rebours de ses homologues des autres partis, ce passionné de football, ancien vice-président de l’Espérance sportive de Tunis, n’aime ni la communication ni les mondanités. Ses interventions sont si rares que le grand public est incapable de reconnaître sa voix. Hafedh Caïd Essebsi – ou HCE – préfère l’écrit à l’oral, se montrant plus disert sur Facebook. À défaut, il laisse volontiers son entourage parler en son nom. « Hafedh est un taiseux qui laisse croire qu’il est effacé. C’est un excellent observateur, et cela induit en erreur ses interlocuteurs », explique un ancien cadre de l’Espérance. S’il n’a pas les dons de tribun de son père, il n’en a pas moins baigné depuis l’enfance dans la politique... et les intrigues qui la nimbent. Même ses détracteurs reconnaissent qu’« il n’a pas eu besoin de faire Sciences-Po : il a été à l’école de Béji Caïd Essebsi ». Un compliment qui révèle aussi un handicap : la diffculté d’être le fils d’une personnalité au charisme indéniable. Lorsqu’il intègre Nidaa Tounes, les ténors du parti le traitent avec indifférence. Mal leur en a pris.

L’homme n’est pourtant pas inconnu à Tunis, où il avait déjà tenté une carrière politique en 1989 en se présentant aux législatives comme tête de liste pour le « Parti social libéral ». Tapi dans l’ombre, discret, l’homme révèle d’insoupçonnables talents de manipulateur en 2014 quand, contre toute attente, il prend la tête du parti et succède à son père, élu président de la République. Accusations de népotisme. Que le premier magistrat est obligé de démentir lui-même, assurant qu’il ne compte nullement faire de son fils son dauphin, qu’« il ne bénéfcirait d’aucune faveur, mais qu’il ne pouvait l’empêcher de faire de la politique ». Certains estiment pourtant que rien n’aurait été possible sans la volonté du père.

Guerre 


Dans le confit qui l’oppose au Premier ministre, il s’est, pour le moment, montré habile. Fin mai, Youssef Chahed s’est en effet invité à la télévision pour le descendre en flammes devant des millions de téléspectateurs éberlués : il accuse HCE d’avoir détruit Nidaa Tounes. Pas moins. Il évoque les électeurs perdus entre les législatives de 2014 et les municipales de 2018, et le départ, sur la même période, de trente députés vers d’autres blocs parlementaires. Le parti n’est même plus majoritaire au Parlement, alors qu’à sa création, en 2012, il avait réussi à rassembler la famille progressiste, toutes tendances confondues.

L’attaque de Chahed a d’autant plus surpris qu’il est membre du parti et qu’il y a gagné ses galons en présidant la commission des treize, organisatrice du congrès constitutif de Sousse, en janvier 2016, au terme duquel Hafedh Caïd Essebsi a pu établir sa mainmise sur Nidaa Tounes. C’est son appartenance au parti qui vaudra à Chahed sa nomination à la Kasbah.

Mais les relations entre les deux hommes se sont détériorées, Hafedh Caïd Essebsi estimant que Chahed s’écarte trop des directives du parti, quand Chahed souhaite que le gouvernement reste son pré-carré. La confiance est définitivement rompue en mai 2017 avec l’arrestation, sur ordre du Premier ministre, du mafieux et financier du parti Chafk Jarraya, homme d’affaires sulfureux, soutien de Nidaa Tounes et proche de HCE.

Méthodique, Hafedh pilonne, des mois durant, le chef du gouvernement. Critique ses résultats. Réclame, avec d’autres signataires de l’accord de Carthage, qui scelle la feuille de route du gouvernement d’union nationale, un remaniement d’ampleur. Guerre d’usure, dont il est coutumier. N’a-t-il pas obtenu, au cours de l’inévitable bataille pour le leadership après l’élection de son père, le départ de figures clés, dont Mohsen Marzouk, Ridha Belhaj ou encore Boujemaa Remili ? La méchanceté est une autre de ses qualités pour lui en politique. Sa main ne tremble pas lorsqu’il faut prendre des décisions, comme éloigner Raouf Khamassi, dont il était pourtant proche, accusé d’avoir mal géré les élections partielles en Allemagne.

Montée en puissance


Malgré de nombreux revers depuis les législatives de 2014 et les assauts de ses opposants au sein même de Nidaa Tounes, la montée en puissance du fils, aîné d’une fratrie de quatre, paraît aujourd’hui irrésistible. L’intéressé se défend de viser la présidentielle de 2019. « On lui prête des ambitions qu’il n’a pas. Tout le monde prétend qu’il veut être président de la République, mais ce n’est pas le cas », concède l’un de ses adversaires politiques. «Je ne nagerai pas à contre-courant de Nidaa Tounes; je ne vais pas m’isoler ni imposer ma vision », assure HCE, qui doit maintenant préparer le congrès électif de Nidaa Tounes, maintes fois reporté, dont la tenue devient urgente au regard du calendrier électoral. Deux scrutins doivent avoir lieu l’an prochain. Le vainqueur des législatives fera la pluie et le beau temps, notamment lors de la présidentielle qui suivra. Dans cette optique, diffcile de dire pour quelle candidature travaille HCE, mais nul ne l’imagine prendre sa décision sans l’assentiment de son père. En tout cas, l’homme a mis fin au consensus entre Nidaa et Ennahdha. « Pour 2019, c’est chacun pour soi », glisse Hafedh dans Middle East Eye. En privé, il a même fait remarquer à Rached Ghannouchi que « les deux partis ont pâti du consensus ». Ironie du sort, Ennahdha affiche depuis son soutien à Youssef Chahed.

Excellent joueur de cartes, Hafedh Caïd Essebsi a deux atouts dans sa manche : le sens du tempo et une grande maîtrise de soi. Sa tactique, désormais rodée, consiste à laisser venir, à miser sur le pourrissement et l’impulsivité de ses adversaires. Objet d’une campagne de dénigrement, il n’a pas cillé lorsque Lazhar Akremi, un ancien de Nidaa Tounes, a prétendu qu’il était sous la coupe de son épouse, Rym Reguig, qualifée au passage de « nouvelle régente de Carthage », en référence à Leïla Trabelsi. Si HCE a le sens du clan, il en connaît les limites dans une Tunisie encore convalescente. « On veut en faire quelqu’un alors qu’il souhaite prendre le pouvoir en usant des marionnette du parti », confe l’un de ses proches, qui souligne que « le prochain mandat sera dificile pour tous. Ce sera celui de la recevabilité. Les Tunisiens demanderont des comptes après dix années de révolution.


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