mardi 25 juin 2019

Politique

Comment le premier ministre Youssef Chahed manipule le parlement avec la complicité du parti Ennada





Youssef Chahed
Youssef Chahed premier ministre et candidat s'associé au islamistes pour evincél les concurrents.


Attaque contre la démocratie, ou sauvetage du modèle tunisien ? À quelques mois des législatives et de la présidentielle, les députés tunisiens ont voté en urgence une révision de la loi électorale qui risque d'écarter des candidats indépendants.

« C’est comme si le Congrès américain, voyant Trump monter dans les sondages à l’approche de la présidentielle, ou le parlement et le Sénat français voyant l’ascension de l’extrême droite, votaient une série de lois pour les en empêcher. » Meriem Boujbel ne décolère pas. Députée sous la bannière Mashrou Tounes (Un projet pour la Tunisie), un groupe parlementaire qui rassemble une quinzaine de déçus du parti présidentiel Nidaa Tounes, elle a voté mardi 18 juin contre le projet de révision de la loi électorale tunisienne car, dit-elle, c’est « un terrible coup porté à notre jeune et fragile démocratie ».

Une trentaine de députés ont fait comme elle, une quinzaine s’abstenant, mais la majorité (128 députés) a approuvé une refonte qui divise la classe politique tunisienne déjà bien fracturée par les luttes de pouvoir. Et pour cause : en pleine effervescence pré-électorale, à quelques mois de deux scrutins majeurs – des législatives en novembre et une présidentielle en décembre – et à un mois des dépôts des listes pour les législatives, la coalition nationale, le bloc parlementaire qui soutient le chef du gouvernement Youssef Chahed, a mobilisé l’assemblée pour faire voter en urgence une série d’amendements modifiant la loi électorale.

Objectif affiché : moraliser la vie politique, « protéger l’exception démocratique » du monde arabe. Objectif caché, selon les détracteurs du projet : barrer la route aux adversaires indépendants, non issus du sérail politique, en tête dans les intentions de vote dans les sondages, avec un arsenal législatif taillé sur mesure pour les contrer et empêcher leur candidature.

« 190 députés sur 217, soit 90 % d’entre nous, étaient présents [issus principalement des deux grands blocs parlementaires, la coalition nationale pro- premier ministre Chahed et Ennahda, le parti islamiste soutien de Chahed, qui à eux deux ont la majorité au Parlement – ndlr], c’est extrêmement rare qu’il y ait autant de monde », s’étonne la députée Meriem Boujbel.

Quatre personnalités en particulier sont visées, quatre personnalités dont la cote grimpe auprès de la population tunisienne à l’heure où souffle un vent de dégagisme à travers le monde qui balaie les formations politiques traditionnelles. Trois d’entre elles devancent dans les derniers sondages (sondages qui restent à prendre avec des pincettes) le premier ministre Youssef Chahed qui n’a pas encore annoncé sa candidature mais qui a créé un parti Tahya Tounes (« vive la Tunisie ») en début d’année, voué à le porter au palais de Carthage, à incarner la famille moderniste et à affaiblir le parti présidentiel Nidaa Tounes dont il est issu.


Il s’agit du magnat Nabil Karoui en tête des sondages d’opinion, fondateur de la chaîne de télévision Nessma TV, qui compte parmi ses actionnaires (minoritaire) l’ancien président italien Silvio Berlusconi et arrose sous l’œil des caméras de sa chaîne la population de dons (comme, pendant le ramadan, des distributions de repas) ; d’Abir Moussi, la présidente du Parti destourien libre (PDL), une nostalgique de l’ère Ben Ali qui a fait partie du comité central du RCD, le parti du dictateur déchu en 2011 ; et du constitutionnaliste Kaïs Saïed, partisan de la peine de mort. Autre potentielle rivale qui inquiète les partis en place : Olfa Terras Rambourg qui s'est fait connaître par le mécénat culturel et sportif de la fondation Rambourg et de son mouvement Aich Tounsi, et à qui l’on prête des ambitions politiques.

Ces quatre figures, estampillées « populistes » par une partie de la classe politique tunisienne qui les accuse de battre campagne hors des règles imposées aux partis, notamment financières, et de déséquilibrer ainsi le jeu démocratique, se voient couper les ailes par la nouvelle loi électorale à effet rétroactif. Celle- ci acte notamment la séparation entre l’activité politique et l’activité associative et caritative, exclut la candidature de quiconque fait l'apologie de la dictature, de l’ancien régime, tient un discours contraire à la démocratie et aux principes de la constitution, aux valeurs universelles des droits humains.

Un des amendements exige que les candidats aient respecté individuellement, durant les 12 mois précédant le scrutin, les mêmes obligations que les partis : pas de fonds étrangers, ni de dons de sociétés, pas de distribution d'aide (en numéraire ou en nature), ni de publicité politique. Dans une précédente version du texte ayant circulé avant le vote, était même écarté de la course tout candidat « dirigeant une association ou un média ».

« C’est clairement taillé sur mesure pour ces quatre personnalités. Le projet est tombé pile après le dernier sondage d’opinion qui les donnait en tête Nabil Karoui », constate la députée Meriem Boujbel. Elle est la seule dans son groupe à avoir voté contre. Dès février, elle s’était positionnée contre cette révision : « C’est un positionnement de principe, explique-t-elle. Je ne suis pas en désaccord sur le fond. Il y a en effet beaucoup à faire sur la moralisation de la vie politique mais le timing est très mauvais. Cela crée un précédent grave. On ne peut pas faire des lois, des amendements sur mesure pour des personnes précises parce qu’elles apparaissent en bonne position dans les sondages à quelques mois d’un scrutin crucial. Cela torpille la crédibilité des élections et du processus électoral. »

Son espoir ? Que le projet soit retoqué pour inconstitutionnalité. Un recours, porté par plusieurs députés, est en préparation. « Et il peut aboutir », veut croire Meriem Boujbel qui dénonce « un passage en force » : « Même les règles du Parlement n’ont pas été respectées. On a reçu les amendements le jour même en séance tenante alors que normalement, on les reçoit bien en amont, qu’on les discute en commission, en groupes parlementaires et lors de réunions de consensus. » Elle prévient aussi que l’instance supérieure indépendante des élections (ISIE) n’a « pas les moyens matériels et humains pour assurer des élections à temps avec ces nouvelles prérogatives ».

Quant à l’argument des partisans du projet arguant de la nécessité de protéger la démocratie balbutiante, elle le balaie d’un revers de main : « Avant de protéger la démocratie, ils veulent se protéger, protéger leur parti et leur personne. Je préfère encore avoir des mafieux au pouvoir pour les cinq prochaines années si c’est le choix du peuple, plutôt que de valider des méthodes pareilles, anti- démocratiques. »

« L’impact de cette révision va être terrible sur les élections et leur crédibilité »

La députée Lamia Dridi, dissidente de Nidaa Tounes qui a rejoint la coalition nationale, le groupe parlementaire pro- Chahed, justifie comme beaucoup cette révision comme une « nécessité pour protéger notre démocratie fragilisée ». « Nous étions dans l’obligation de prendre des dispositions pour fixer les bonnes pratiques. On ne peut pas rester les bras croisés et laisser la scène politique à des bandits qui occupent les plateaux télévisés dont ils sont propriétaires. »

Elle comprend que cette révision à quelques semaines d’un double scrutin déterminant choque mais elle ne regrette pas le calendrier : « On est en pleine transition, donc en construction d’une démocratie, on ne pouvait plus se taire et reculer devant ces pratiques. »

Un point de vue partagé par un député de l’opposition qui tient à garder l’anonymat tant le sujet reste explosif et qui s’est abstenu lors du vote : « Je n’ai pas voté pour car le timing me dérange, confie-t-il. On a attendu les mauvaises pratiques pour légiférer enfin et en pleine période pré- électorale ! Il ne fallait pas laisser faire et attendre pour les condamner, c’est normal du coup qu’il y ait cette polémique. Mais sur le fond, je suis d’accord avec cette loi. C’est un mécanisme pour que tout le monde respecte la loi. »

Il est étonné de voir les réactions internationales, notamment en France où des élus parlementaires se sont alarmés à l’instar du président du parti de centre droit de l’UDI Jean-Christophe Lagarde ou encore du député des Français de l’étranger de la 9eme circonscription, M’jid El Guerrab (ex-LREM, parti d’Emmanuel Macron), qui a déposé une question écrite à l’adresse du ministre français des affaires étrangères. Ce dernier a répondu aux journalistes qu’il ne se prononcerait pas sur « ce vote souverain » de son « pays ami et partenaire privilégié », renouvelant « sa confiance dans le peuple et les institutions tunisiennes » et saluant « la vitalité démocratique tunisienne dont les élections générales de l’automne constitueront un temps fort ».

« C’est bien de nous critiquer mais aucun ne met en cause ni l’accent sur les pratiques immorales de ces candidats s’agace le député tunisien. Certes, ce n’est pas moral de faire cela la veille des élections mais la violation des valeurs, de l’éthique de ces personnes est grave. On ne sait pas d’où vient leur argent, peut etre ils ne sont pas en règle avec le fisc. » Et d’ajouter : « Les gens oublient que ce n’est pas seulement la majorité présidentielle qui a validé ce texte. Des députés de l’opposition, connus pour leur engagement contre la corruption, ont voté par calcul politique pour ce texte comme le parti de Mohamed Abbou, le Courant démocratique . »

Dans une lettre adressée aux députés, Nabil Karoui a dénoncé une « tentative de coup d’État politique » ayant pour « seul but de l’empêcher de se présenter » : « Je ne renoncerai ni à mon engagement auprès des plus démunis ni à mon droit constitutionnel et encore moins à mon devoir moral de me porter candidat », a- t-il martelé.

À l’image de l'ancien président de la commission électorale, Chafik Sarsar, ou du premier syndicat tunisien l’UGTT, divers acteurs et observateurs font part de leurs inquiétudes ces dernières semaines. Ils sont partisans d'une réforme qui aurait dû être conduite il y a bien longtemps mais pas maintenant.

« L’impact de cette révision va être terrible sur les élections et leur crédibilité d’autant que le gouvernement qui a proposé ces amendements est partie prenante de ces futures échéances et que son chef vient de créer un parti politique qui va présenter des listes aux législatives et lui servir de tremplin à la présidentielle et qu’il est le chef de ce parti », déplore Selim Kherrat de l'observatoire de la vie parlementaire, Al Bawsala (la Boussole), une association qui surveille la fabrique des lois depuis 2012.

Pour lui, il y a comme une panique des partis traditionnels à quelques mois de l’échéance électorale qui craignent un vote sanction au profit de ces candidats hors circuit : « Karoui, Moussi, Saïed et Terras Rambourg bénéficient d’une forme de colère, d’un rejet de la figure politique, les mêmes dynamiques qu’à l’international. Tous tiennent des discours populistes, stigmatisants. Karoui bénéficie d’une visibilité médiatique, sa chaîne est dans le top 3. Il a aidé les populations défavorisées à travers le pays dans des zones oubliées où on ne voit pas d’élus, comme Terras Rambourg. Elle a mobilisé avec son association 3ich Tounsi, beaucoup de moyens qui lui ont permis de sonder 400 000 Tunisiens et de pondre un programme en douze points simpliste qui dit “on va emprisonner tout cadre de l’administration corrompu”. Moussi, elle, monopolise le segment anti- islamiste, promet de remettre en prison les islamistes, ce qui séduit encore une partie de la population. »

Si la nouvelle loi peut être retoquée par le Conseil constitutionnel, elle peut aussi l’être par le président nonagénaire Beji Caïd Essebsi. « Même si les chances qu’il le fasse sont infimes, ce serait une porte de sortie par le haut pour lui avance Selim Kherrat.  Il apparaîtrait comme le sauveur de la démocratie, récompenserait son copain Karoui pour ses bons et loyaux services, car cet homme d’affaires ne l’a jamais lâché et a contribué à son élection en 2014 avec sa chaîne télé et il se vengerait contre son poulain Chahed qui l’a trahi lui et le parti Nida Tounes qu'il a fondé. »







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