jeudi 2 mai 2019

Les Califes maudits

L’universitaire Hela Ouardi raconte la véritable histoire des premiers califes en s’appuyant sur les textes de la tradition musulmane.





Les Califes maudits



Muhammad, le prophète de l’islam, est mort. Pendant trois jours, sa dépouille, sans sépulture, a été abandonnée à la putréfaction. Des croyants, frappés d’incrédulité, croyaient pourtant à sa résurrection. Mais force est de constater qu’il est vraiment mort : que va-t- il advenir de la religion qu’il a prêchée ?

Le Prophète n’avait pas préparé sa succession. Ses plus proches, non sans arrière pensées, l’en avaient d’ailleurs empêché... Le dernier livre de Hela Ouardi, professeure de littérature et de civilisation française à l’université de Tunis et chercheuse associée du laboratoire d’études sur les monothéismes du CNRS, est la suite des Derniers Jours de Muhammad, qui avait fait grand bruit. Ce nouvel opus ouvre un cycle intitulé Les Califes maudits, qui reconstitue les règnes des quatre successeurs du Prophète, ses anciens compagnons, liés à lui par des liens matrimoniaux : Abû Bakr (632- 634), ‘Umar (634-644), ‘Uthman (644-656) et ‘Alî (656-661).

Si le premier est sans doute mort de maladie, les trois autres ont été sauvagement assassinés par des musulmans. C’est donc la naissance dramatique du premier califat de l’islam que raconte l’universitaire à la manière d’une pièce de Shakespeare. Si elle restitue aux protagonistes leur simple humanité, cette déconstruction astucieuse rompt de facto avec la légende dorée des quatre califes « bien gui- dés».

Dès l’origine, en effet, l’islam est divisé. Deux groupes s’affrontent pour la possession du pouvoir. D’un côté, les Émigrants conduits par Abû Bakr et ‘Umar, beaux-pères du Prophète, qui ont quitté La Mecque dix ans plus tôt pour migrer à Médine avec Muhammad. De l’autre, les Ansârs (les auxiliaires du Prophète), membres des tribus des Aws et des Khazraj. Un conclave a lieu à la sqîfa (tonnelle) où explosent rivalités, haines, marchandages, manœuvres, pressions, injures et coups de poing. Ces hommes se disputent la succession de Muhammad comme ils se disputaient hier un butin de guerre. Le larmoyant Abû Bakr finit par l’emporter mais la contestation reste vive. Sans sa détermination, pourtant, tout aurait pu dégénérer. Cette violence entre proches, il la canalisera et l’exportera en guerre contre les mécréants et apostats. Mais cette déchirure originelle, refoulée, éclatera vingt- quatre années plus tard dans un affrontement qui divisera de façon irrémédiable les musulmans entre sunnites et chiites.

Exploration philologique

La famille du Prophète est écartée. Fâtima, sa fille chérie, se rebelle. Elle ne veut pas être dépouillée de l’héritage, notamment de l’oasis de Fadak, que le premier calife s’approprie pour financer l’effort de guerre. Fâtima le maudit mais, malade et meurtrie, elle ne survit à son père que quelques semaines.

Ce livre n’est pas une fiction même si la forme du récit pourrait faire croire à un roman historique où l’imagination ou la fantaisie s’emparent des interstices ou des vides laissés par l’Histoire. Non, rien n’est inventé car l’historienne se livre à une exploration philologique des sources de la tradition musulmane sunnite et chiite et à une mise en forme qui rassemble les récits atomisés de la Tradition.

Comme les morceaux éparpillés d’un puzzle, tous les détails, faits et dialogues, jusqu’aux traits physiques ou de caractère, sont tirés de la littérature musulmane traditionnelle et canonique: Hadîth, Tabaqât, exégèses, chroniques, etc. Ces textes pieusement vénérés, de façon étonnante, ne sont curieusement jamais consul- tés ou presque. Cet ouvrage les éclaire sous un jour nouveau. Louons Hela Ouardi, grande connaisseuse de Queneau, d’oser arpenter de son gai savoir une montagne sacrée et redoutée, celle de la lecture critique des textes de l’islam, dans le lourd contexte que l’on connaît.



Les Califes maudits







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