mardi 13 mars 2018

Les Tunisiennes veulent leur part d’héritage

Egalité!», «Egalité!» Le slogan était partout, samedi 10 mars, dans le quartier du Bardo, à Tunis, la capitale. « Egalité ! » dans les mots hurlés. « Egalité ! » sur les pancartes brandies. « Egalité ! » dans les esprits et les cœurs d’une foule de Tunisiens – environ 2 000 personnes – marchant pour que cesse la discrimination frappant les femmes en matière d’héritage. « C’est un événement historique », se réjouit Emna Ben Miled, psychologue et anthropologue, à l’initiative de ce rassemblement.

La Tunisie des droits des femmes a connu des manifestations plus massives que celle-là – notamment lorsque les islamistes d’Ennahda étaient au pouvoir (fin 2011-début 2014) –, mais c’était bien la première fois qu’une manifestation était spécifiquement organisée contre l’inégalité successorale, sujet éminemment sensible car inscrit dans d’immémoriales traditions. Selon la loi tunisienne, issue en l’occurrence des préceptes du Coran, la femme n’hérite que de la moitié de la part de l’homme du même degré de parenté.

Le débat autour de l’inégalité successorale promet de s’installer avec force ces prochains mois sur la scène publique en Tunisie. L’initiative en revient au président de la République, Béji Caïd Essebsi, qui avait annoncé, le 13 août 2017, son souhait d’aboutir en Tunisie à « l’égalité [entre hommes et femmes] dans tous les domaines ». « Et toute la question réside dans l’ héritage », avait-il alors ajouté.

A cette fin, il a mis sur pied une « commission de l’égalité et des libertés individuelles », chargée de réfléchir à une réforme de l’arsenal législatif afin d’en éliminer les dispositions attentatoires aux libertés individuelles ou sources de discrimination. « Il s’agira d’un projet civilisationnel », explique la présidente de ladite commission, Bochra Belhaj Hmida, avocate féministe et députée affilée à Nidaa Tounès, le parti du président Essebsi.

Le rapport de la commission devait être rendu en février, mais la perspective d’élections municipales en mai a reporté l’échéance, vraisemblablement en juin. Si la question de l’héritage est le chantier emblématique de cette commission, celle-ci examinera aussi toute la gamme d’inégalités de genre. La question de la dépénalisation de l’homosexualité sera également abordée.

Tous ces sujets demeurent très sensibles en Tunisie, où la frange progressiste de la population doit toujours compter sur un environnement majoritairement conservateur. Les esprits, toutefois, évoluent, à en croire les militants les plus impliqués sur ces combats sociétaux. « La population tunisienne est davantage prête que ne l’admettent les hommes politiques », assure Wahid Ferchichi, professeur de droit et président de l’Association tunisienne de défenses des libertés individuelles.

Le simple fait que la question de l’égalité dans l’héritage, taboue jusqu’il y a quelques années, soit désormais débattue dans la sphère publique est « une victoire pour les féministes en Tunisie », se réjouit Monia Ben Jemia, président de l’Association tunisienne des femmes démocrates.

Une réforme « révolutionnaire »

La coalition gouvernementale, forgée en 2015 autour des partis Nidaa Tounes (« moderniste ») et Ennahda (« islamiste ») – le premier étant en position dominante – et qui a contribué à dépassionner les grandes querelles idéologiques de l’après-révolution de 2011, crée sûrement un contexte politique favorable à une avancée. Désireux de polir leur image, notamment sur la scène internationale, les dirigeants d’Ennahda affichent une ouverture d’esprit nouvelle, même si une partie du camp « moderniste » continue de douter de la sincérité de leur évolution. « Si une réforme doit passer, c’est maintenant ou jamais, affirme Mme Ben Jemia. L’actuel rapport des forces politiques permet une entente entre les deux formations. » Mais qu’en serait-il en cas de réalignement de la scène politico-électorale ?

Aussi Mme Belhaj Hmida est-elle résolue à ne pas laisser passer l’occasion. Elle annonce une réforme « révolutionnaire », « aussi importante que le code du statut personnel ». Ce code, imposé en 1956 au lendemain de l’indépendance par Habib Bourguiba, le « père de la nation », a placé la Tunisie à l’avant-garde du monde arabo- musulman en matière de droits des femmes. Cet arsenal législatif a aboli la polygamie, institué le divorce judiciaire – se substituant à la répudiation –, fixé un âge minimum pour le mariage – 15 ans pour les femmes, devenu plus tard 18 ans – et exigé le consentement des deux époux lors de l’union. Socle de ce qu’on a appelé le « féminisme d’Etat », le code du statut personnel demeure toutefois « ambivalent », souligne Sana Ben Achour, professeure de droit et figure du féminisme tunisien. Car il dispose toujours que le père est le « chef de famille », demeure hermétique à l’idée de viol conjugal et ne touche pas à l’inégalité successorale.

L’évolution sociétale de la Tunisie, où les femmes représentent désormais plus du quart de la population active et contribuent ainsi à la formation du patrimoine familial, rend impératif, aux yeux des féministes tunisiennes, un ajustement de la loi aux nouvelles réalités. Une partie de la société a d’ailleurs elle- même commencé à prendre les devants sans attendre une réécriture de la loi. De nombreuses familles instituent déjà l’égalité entre frères et sœurs à travers des donations octroyées du vivant des parents, surtout depuis qu’elles font l’objet d’exonérations fiscales.

La Tunisie est-elle à la veille d’un nouveau grand chambardement ? La publication, en juin, des conclusions du rapport de la commission de Mme Belhaj Hmida promet assurément d’être une étape décisive. Un « code des libertés individuelles » en émergera, ainsi qu’une série de projets de loi dépoussiérant le corpus législatif existant. Mais, avec une Constitution de 2014 qui proclame tout à la fois que l’Etat garantit « la liberté de conscience » et « protège le sacré », la Tunisie demeure dans une certaine schizophrénie.

Afin de ménager les sensibilités, la commission de Mme Belhaj Hmida pourrait ainsi proposer une égalité de principe assortie d’options, une manière d’accommoder les familles qui souhaiteraient perpétuer les traditions. Mais, sur la question de l’héritage, Mme Belhaj Hmida, est formelle : « Même s’il y a des options, on restera dans l’égalité. »

vendredi 2 mars 2018

La fausse retraite de l’homme du Bardo

Bien qu’il ait quitté la direction d’Ettakatol, Mustapha ben Jaafar, l’ancien président de l’Assemblée nationale constituante, n’entend pas sortir de l’arène politique.



Mustapha Ben Jaafar


Trois ans après avoir cédé les manettes du pouvoir législatif à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), élue à la ancien président de l’Assemblée nationale constituante (ANC), qui a écrit la Constitution de la deuxième république, a abandonné la direction de son parti le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, Ettakatol) le 11 septembre 2017, lors du troisième congrès de cette formation. Est-ce à dire que ce dinosaure de la vie politique quitte

En transmettant le témoin à Khalil Ezzaouia, médecin comme lui, le fondateur d’Ettakatol clôt plus probablement un chapitre pour en ouvrir un autre. D’autant qu’à 78 ans il est un peu plus âgé que l’un des deux caciques du pouvoir actuel – Rached Ghannouchi (77 ans), président du mouvement Ennahdha – et beaucoup plus jeune que l’autre, le président Béji Caïd Essebsi (91 ans).

Mustapha ben Jaafar tombe très jeune dans la mare politique. Comme bon nombre de Tunisiens tous jeunes au moment de l’indépendance de la Tunisie en 1956, il rejoint les rangs du Néo-Destour. Étudiant en France, il passe également par la case de l’Union générale des étudiants de Tunisie (UGTE).

En 1969, après le limogeage du ministre Ahmed ben Salah, tenu par Bourguiba pour responsable de l’échec de l’expérience de la collectivisation et de l’échec en 1970 du congrès de Monastir du parti au pouvoir (rebaptisé Parti socialiste destourien), le jeune médecin rejoint, une fois rentré au pays, les dissidents libéraux du parti au pouvoir, mené par l’ancien ministre Ahmed Mestiri.

Avec ce groupe, Mustapha ben Jaafar participe successivement au lancement de l’hebdomadaire Errai (l’Opinion), à la création du Conseil des Libertés, devenu par la suite la Ligue tunisienne des droits de l’homme (dont il est le vice-président de 1986 à 1994), et, en particulier, à celle du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), principale formation de l’opposition dans les années 1980.

Au début des années 1990, le parcours de Mustapha ben Jaafar prend un autre virage. Exclu en 1992 du MDS avec d’autres membres du bureau politique, après que Mohamed Moada en prend les commandes à la place du fondateur, Ahmed Mestiri, Ben Jaafar créé Ettakatol en 1994.

Le combat de cet homme pour la démocratie, les droits de l’homme et la justice économique et sociale connaît une forme d’aboutissement après le 14 janvier 2011. Arrivé quatrième aux élections du 23 octobre 2011, son parti se retrouve à l’ANC et au sein de la coalition gouvernementale. Donc au pouvoir. Pour trois ans.

Mais après l’échec de son parti aux législatives et le sien à la présidentielle de novembre et décembre 2014, Ettakatol se retrouve de nouveau dans l’opposition. Mustapha ben Jaafar paie-t-il aujourd’hui la traitrise d'avoir signé avec les islamistes d'Ennahda ?

Bien sûr, lui et la nouvelle direction du parti, élue le 11 septembre 2017, ne laissent rien transparaître. Mais leur séparation, bien que consommée de manière civilisée, semble un tant soit peu forcée.
Elle a eu lieu de la meilleure manière possible, assure le tout nouveau président du FDLT, Khelil Ez- zaouia. Selon lui, il n’y a guère eu besoin de pousser le fondateur et secrétaire général du parti – pendant vingt-trois ans –vers la sortie, puisqu’il avait déjà annoncé son départ.

D’ailleurs, Khelil Ezzaaouia dresse un bilan globalement positif de l’action de son prédécesseur et du parti. Il rappelle ainsi que le FDTL a beaucoup souffert sous le régime Ben Ali. De 1994 à 2002 (obtention de l’agrément), les dirigeants de ce parti ont vécu dans la clandestinité. « Nous n’avions pas nos passeports. Nous nous réunissions clandestinement et, à chaque fois que sortions un communiqué, nous faisions l’objet de poursuites judiciaires », se souvient le nouveau président.

Malgré l’obtention de l’agrément en 2002, Ettakatol demeure un parti « légal mais non reconnu. On a eu du mal à avoir l’autorisation d’éditer un journal ». Les choses ont changé radicalement après le 14 janvier 2011. « Le parti a joué un rôle important dans la phase d’élaboration de la Constitution. Mustapha ben Jaafar également, en qualité de président de l’ANC. Nous avons œuvré pour la stabilité », insiste Khelil Ezzaouia.

Le nouveau président estime que toute action humaine « a des aspects positifs » et d’autres qui le sont moins. Il ne fait pas porter les erreurs commises à son prédécesseur seul, mais à tout le parti. Il en voit au moins deux.

« Lorsque nous sommes entrés au gouvernement nous avons délaissé le parti. » Mais ce rôle va coûter très cher à cette formation et à son chef.

L’alliance au lendemain des élections du 23 octobre 2011, avec le mouvement islamiste Ennahdha – et le Congrès Pour la République (CPR), de l’ancien président Moncef Marzouki – pour former la Troïka, qui va gouverner la Tunisie entre 2012 et 2014, provoque une véritable rébellion au sein d’Ettakatol. Qui tourne rapidement à une hémorragie de démissions. Critiques. Critiqué de toutes parts, l’ex-secrétaire d’Ettakatol connaît les assassinats, respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013, de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, tous deux membres de la direction du Front populaire, coalition de partis de gauche.

Désarçonné par cette affaire, le chef du gouvernement de la Troïka, Hamadi Jebali, annonce le 13 février 2013, sa décision de démissionner, après que son parti, Ennahdha, refuse sa proposition de remplacer le gouvernement en place par un autre formé de technocrates, dans l’espoir de calmer la situation dans le pays. Plusieurs de ses compagnons poussent Mustapha ben Jaafar, à emboîter le pas à l’hôte de La Kasbah et à quitter la coalition.

« Je suis convaincu que s’il l’avait fait, on aurait pu pousser le parti islamiste à accepter la décision de Hamadi Jebali », juge un ex-membre du gouvernement de la Troïka, également dirigeant quitter quelques mois plus tard. Le président de l’ANC refuse dans un premier temps de quitter le bateau de la Troïka. Il se ravise cinq mois plus tard.

Voyant que la crise provoquée par l’assassinat de Chokri Belaïd risque de provoquer une guerre civile, le secrétaire général d’Ettakol- contribue un tant soit peu à l’acceptation par Ennahdha de quitter le gouvernement et de permettre ainsi de sortir le pays de l’impasse. Usant de ses prérogatives de président de l’A NC, il décide d’en suspendre les travaux et, de ce fait, la rédaction de la nouvelle Constitution. Ce qui amène le parti islamiste à composition, entraîne la démission du gouvernement Ali Laarayedh et l’arrivée aux affaires de celui des technocrates, formé par Mehdi Jomaa qui avait été coopté par le dialogue national.

« Quand le pays s’est trouvé en crise, une seule personne s’est levée pour déclarer à la télévision pour déclarer : “Je n’accepte pas que les Tunisiens soient séparées par des fils barbelés au Bardo”. Les gens ne doivent pas oublier cela, car c’est ce geste qui a permis le véritable démarrage du dialogue national », défend le successeur de Ben Jaafar à la tête d’Ettakatol.

Toutefois, ce geste qui a rendu ce dénouement heureux possible n’aurait peut-être pas été possible sans les pressions internes et externes exercées sur l’homme du Bardo. Et sans les nombreuses démissions dont son parti a pâti.

De toutes les défections, une en particulier a dû affecter particulièrement Mustapha ben Jaafar. C’est celle de Mohamed Bennour, son compagnon depuis l’époque du Mouvement des démocrates socialistes (MDS).

Très étroits pendant les années de galère, les rapports entre les deux hommes se dégradent lorsque leur parti arrive au pouvoir. Malgré cela, Mohamed Bennour hésitera longtemps à « tuer », non pas le père, mais l’ami de quarante ans.

Certes, en décembre 2014, il abandonne ses fonctions de porte- parole parce qu’il ne peut « plus défendre une position et une ligne qui sont en contradiction avec mes convictions. C’est pourquoi, je renonce à mes fonctions de porte-parole , révèle Mohamed Bennour. Changements. En particulier, il trouve « inacceptable de voir Nida Tounès sans tirer enseignement des changements profonds inter- venus en Tunisie » au lendemain des élections de 2014.

Il considère que leur parti « qui était toujours pour le dialogue ne peut pas s’inscrire dans une rupture avec Nidaa ».

En 2015, alors qu’un énième groupe claque la porte du parti, le porte-parole minimise un l’incident et sa portée. Tout en déplorant « une grande perte », il déclare que « ces démissions étaient attendues en considération de la phase de refondation et de restructuration que traverse actuellement le parti » et exhorte cadres et militants « à resserrer les rangs ». Pourtant, à ce moment-là, M. Bennour n’était plus porte-parole.

La rupture entre les compagnons de route survient quelques mois plus tard en 2016, Mohamed Bennour démissionne d’Ettakatol en reprochant à son chef de ne pas avoir tiré les leçons de la défaite « cuisante aux élections législatives et présidentielle de 2014 » et réforme le parti en conséquence.

L’ancien porte-parole enfonce le clou en soutenant : « Avec sa direction affaiblie et dans son état actuel, le parti est incapable de demeurer au diapason de son époque. » Un appel clair à un chan- gement à la tête d’Ettakatol. Même s’il a fini par accepter de céder le fauteuil de secrétaire général d’Ettakatol, Mustapha ben Jaafar demeure convaincu d’avoir pris les bonnes décisions lorsqu’il était au pouvoir.

À ce jour, il soutient mordicus que « la concorde était la voie la plus sûre pour surmonter les crises vécues par notre pays » et qu’elle « a servi de base au dialogue national qui a permis de sortir la .

Dans son discours d’adieu, en couverture du troisième congrès du parti, il clame haut et fort qu’Ettakatol, donc lui-même, y a joué un rôle primordial dès le début et en particulier depuis le 6 août 2013, quand le président de l’ANC a pris l’initiative de suspendre les travaux de l’Assemblée nationale constituante.

« En cet instant, se remémore-t- il, j’ai choisi d’être le représentant de tous les Tunisiens et non pas le secrétaire général de mon parti. Et c’est là une réponse à tous ceux qui m’ont accusé de dépendance ou de servir un agenda partisan étriqué. J’ai choisi la Tunisie comme unique parti depuis mon entrée sur la scène militante et politique », se défend-il. « Mustapha ben Jaafar a joué un rôle central comme président de l’ANC. Nous avons œuvré pour la stabilité du pays » Khelil Ezzaouia.

Néanmoins, même s’il en impute la responsabilité au parti dans son ensemble et non à son seul secrétaire général, M. Ezzaouia estime que des erreurs ont été commises. La première est d’avoir négligé le parti après l’entrée au gouvernement. La deuxième est de ne pas avoir été assez exigeants avec Ennahdha, leur partenaire dominant au sein de la Troïka.

En quittant la direction de son parti, Mustapha ben Jaafar met-il aussi un terme à sa carrière et à son moins sûr, tant ce médecin et la politique forment un couple inséparable. Conseiller. « M. Mustapha ben Jaafar est toujours membre du parti. Il n’y assume plus de responsabilités, mais il jouit toujours du respect de tous ses militants », observe le nouveau président d’Ettakatol. Son rôle sera celui de « quelqu’un d’expérimenté qui peut conseiller. Nous pouvons avoir besoin de lui dans certaines situations. La Tunisie elle-même peut avoir besoin de lui ».

Cela tombe bien puisque l’ancien secrétaire général ne semble avoir l’intention de prendre sa retraite politique. Dans son adresse au troisième congrès, il a annoncé que « le combat pour les libertés et la démocratie est un travail quotidien et inlassable, dont l’intensité ne doit pas baisser.

« Aussi, avons-nous pris l’engagement de continuer à militer pour mettre la transition démocratique sur la bonne voie, pour crédibiliser le dispositif électoral dans notre pays, et y enraciner les libertés publiques et individuelles et la démocratie, avec tous ceux qui croient en ces valeurs (...) »

Le nouveau Mustapha ben Jaafar est déjà arrivé.

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