lundi 5 octobre 2020

Retour à Sidi Bouzid

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu dans une ville du centre de la Tunisie. L’acte désespéré de ce vendeur ambulant a été le déclencheur des “printemps arabes”. Une décennie plus tard, nous sommes retourné sur place.





En décembre, cela fera dix ans que Mohamed Bouazizi, un vendeur tunisien à la sauvette, s’est immolé par le feu. Il protestait contre le harcèlement des policiers, qui lui réclamaient régulièrement un bakchich pour le laisser poursuivre sa modeste activité. Sa mort a été l’un des déclencheurs des “printemps arabes” : une série de soulèvements populaires qui ont renversé des autocrates, notamment celui de la Tunisie, à travers tout le Moyen-Orient.

Pourtant, à Sidi Bouzid, ville natale de Bouazizi, loin dans les terres, peu de gens commémorent l’événement. “Il est allé retrouver son créateur et nous a laissé toute cette misère”, regrette Haroun Zawawi, l’un des jeunes chômeurs assis près du rond- point où Bouazizi a fait craquer l’allumette. Sur un mur, non loin de là, quelqu’un a griffonné le mot “révolution” à l’envers. “Les gens n’ont pas l’impression que cela ait amélioré leur quotidien, déplore le député de la ville, Naoufel El-Jammali. Il y a une nostalgie de la dictature.”

La Tunisie est souvent saluée comme étant le premier pays arabe à avoir secoué le joug de l’autocratie, et le seul où une authentique démocratie ait sur- vécu. Des élections sont encore organisées, la police secrète est relativement docile et des femmes participent largement à la vie publique. Mais la plupart des Tunisiens jugent la révolution à l’aune des résultats économiques, qui ne se sont pas améliorés sous le nouveau régime.

Les revenus ont baissé d’un cinquième au cours de la dernière décennie ; le chômage reste supérieur à 15 % depuis des années. De puissants syndicats bloquent les réformes. L’émigration illégale vers l’Eu- rope a été multipliée par quatre l’année dernière. Les querelles des politiques n’incitent guère les Tunisiens à rester.

La Tunisie fait partie de ces quelques pays où les gens instruits ont le moins de chances de trouver du travail. Le Parlement a donc récemment adopté un projet de loi afin d’assurer un emploi aux actifs restés au chômage pendant dix ans. Il n’a pas eu les moyens de tenir ses pro- messes car le Covid-19 a obligé les autorités à confiner le pays entre mars et mai. Le coronavirus a réduit d’importantes sources de revenus, comme les envoi d’argent, le commerce et le tourisme. Du fait de la pandémie, le gouvernement s’attend à ce que le déficit budgétaire s’aggrave, pour atteindre environ 7 % du PIB. L’économie devrait se contracter de 6,5 % cette année.

La Tunisie avait été en pourparlers avec le Fonds monétaire international au sujet d’un prêt, mais tous les prêts ont été suspendus en juillet, quand le Premier ministre, Elyes Fakhfakh, a démissionné, accusé de conflit d’intérêts. Son successeur, Hichem Mechichi (le huitième Premier ministre de la Tunisie en dix ans), [a formé] un gouvernement technocratique, sans parti politique. En effet, les partis n’arrivent guère à s’entendre. Le plus grand d’entre eux est Ennahda, une formation islamiste. Son dirigeant, Rached Ghannouchi, président du Parlement, s’est querellé avec Kaïs Saïed, le président de la République. Ghannouchi lui-même a failli être évincé à la suite d’un vote de confiance le mois dernier, après avoir été accusé d’abus de pouvoir.

Il y a neuf ans, Ennahda a remporté les premières élections libres de Tunisie, promettant le changement. Aujourd’hui, ses membres ont l’air fatigué. Quand on lui demande quelle est sa plus grande réalisation, Ghannouchi répond : “ Tandis que les mouvements islamistes d’autres pays ont été écrasés, Ennahda est encore au cœur de la vie politique tunisienne.” Mais les détracteurs du mouvement affirment qu’il a acquis les caractéristiques des vieux patriarcats de la région. Ghannouchi, 79 ans, dirige Ennahda (ou son précurseur) depuis cinquante ans. En 2012, le parti a décidé que Ghannouchi ne serait plus reconduit à sa tête pour plus de deux nouveaux mandats, si bien qu’il devrait tirer sa révérence à la fin de l’année. Mais il veut désormais changer les règles. “Il prêche la démocratie musulmane, mais il dirige comme un Arabe traditionnel”, assure Abdelhamid Jlassi, ancien dirigeant adjoint d’Ennahda, qui a démissionné en mars. 

La désillusion se répand. 

Aux élections parlementaires d’octobre dernier, le nombre de voix obtenu par le parti ne représentait qu’un tiers de son score de 2011. Lors de l’élection présidentielle, le même mois, Kaïs Saïed a remporté une victoire écrasante, attirant une large part des voix des jeunes. Cet homme rigide, professeur de droit et extérieur au monde politique, a promis d’éradiquer la corruption. Mais il apparaît lui aussi assoiffé de pouvoir. Le président est à la tête de l’armée, des forces de sécurité et de la politique étrangère. Par ailleurs, Saïed veut avoir davantage son mot à dire sur la politique intérieure, que le Parlement considère comme son pré carré. Il a ferraillé avec Ghannouchi sur la question de savoir qui devrait choisir le Premier ministre, avant de désigner Mechichi, un bureaucrate dévoué. À plus long terme, Saïed aimerait passer à un système d’élections indirectes pour le Parlement, les conseils municipaux ayant plus de pouvoir.

Au Parlement, certains semblent enclins à se débarrasser entièrement de la démocratie. Abir Moussi était une haute responsable du parti du dictateur Zine El-Abidine ben Ali, l’ancien general devenu dictateur en Tunisie. Elle qualifie le “printemps arabe” de “printemps de la ruine”, mettant le soulèvement sur le compte d’Ennahda. À l’instar de Saïed, elle est ouvertement homophobe. Elle est maintenant à la tête du Parti destourien libre, qui a remporté 16 sièges (sur 217) aux élections de l’année dernière, et elle a été la principale opposante à Ghannouchi. Les membres des classes moyennes qui s’en sortaient mieux sous Ben Ali apprécient ses appels à revenir à la Tunisie prérévolutionnaire (où Ennahda était illégal). Selon de récents sondages, elle est la personnalité politique la plus appréciée du pays.


 

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