vendredi 25 mars 2016

Chercheur, expert en questions de terrorisme

LES TERRORISTES PROSPÈRENT SUR LA DÉFAILLANCE DES ÉTATS



Habib Sayah


BIO EXPRESS : Juriste de formation, Habib Sayah est l’auteur de plusieurs articles sur l’organisation jihadiste Ansar Charia, dès sa création en 2011. Actuellement Scholar au Département des études de la guerre du King’s College London, il mène des recherches sur des sujets aussi divers que le jihad contemporain, la stratégie militaire, les guérillas, insurrections et conflits asymétriques, les mouvements sociaux, la violence politique, les relations internationales et la géopolitique de l’énergie. Il prépare un mémoire de recherche sur le jihad en Tunisie et sur la réponse sécuritaire du gouvernement tunisien face à cette menace, notamment la capacité et la préparation de l’armée tunisienne à y répondre de manière adéquate. 
Habib Sayah est également analyste Risque politique au sein du département Afrique du Nord & Moyen- Orient de la société de consultants IHS et rédige à titre indépendant des expertises sur les questions liées au risque politique et à la sécurité (humaine, tourisme, infrastructures, investissements pétroliers etc.) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, notamment en Tunisie, Libye et Syrie.
Il est directeur de l’Institut Kheireddine et contribue régulièrement aux travaux de cercles de réflexion étrangers, notamment le Washington Institute for Near East Policy.

Al-Qaïda, AQMI, Ansar Charia, Signataires par le Sang, Al-Murabitoun... Quelles sont ces organisations Djihadistes actives dans la région du Maghreb, leurs objectifs et leurs stratégies? Réponses d’un spécialiste tunisien du terrorisme, Habib Sayah.




Quelles sont les principales organisations jihadistes implantées en Afrique du Nord ? Ont-elles des relations avec celles du Moyen-Orient?
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est très certainement la principale organisation jihadiste dans la région. Issue du Groupe salafiste pour la prédication et le combat qui s’est illustré durant la guerre civile algérienne, AQMI est dirigée par Abdelmalek Droukdal, également connu sous le nom d’Abou Moussab Abdelwadoud.

Dominée par les Algériens pour des raisons tant historiques que géographiques, AQMI est officiellement rattachée au commandement central d’Al-Qaïda depuis 2006, avec pour principale mission de lutter contre l’influence française dans la région. Davantage tournée vers le «jihad de proximité» depuis les révolutions arabes de 2011, AQMI incarne l’orthodoxie d’Al-Qaïda, fidèle en tout point aux instructions d’Ayman Zawahiri.

Cela n’a pas toujours été le cas, notamment lorsqu’elle comptait parmi ses commandants régionaux Mokhtar Belmokhtar, qui est aujourd’hui à la tête de l’un des groupes les plus récents, à l’origine de la prise d’otages spectaculaire d’In Amenas.
Belmokhtar, qui faisait la liaison entre AQMI et les Touaregs du Mali, a été désavoué par Droukdal, fin 2012. Électron libre, il refusait en effet de se conformer aux instructions que lui adressait Zawahiri, « émir-en-chef» d’Al-Qaïda: éviter d’aliéner les populations civiles au Mali, ne pas attaquer de civils musulmans, ni profaner de mausolées... Dans un document retrouvé au Mali, on lit que Droukdal lui reproche également de ne pas avoir transmis sa comptabilité au commandement central et, plus généralement, son insubordination. Suite à cette rupture, Belmokhtar a annoncé la création de sa propre organisation, les Signataires par le Sang, devenue par la suite Al-Murabitoun. Impliqué dans les trafics en tous genres, ses activités s’étendent de la Mauritanie à la Libye au nord, et jusqu’au Nigeria, plus au sud.

La nouveauté directement issue de ce que qu'on a appelé le « Printemps Arabe » a pris la forme d’un ensemble de groupes dénommés Ansar Charia. Le premier d’entre eux, créé en Tunisie en 2011, a fait des émules puisque des groupes portant le même nom sont apparus en Mauritanie, au Maroc, en Libye et en Égypte. Bien que niant la légitimité des frontières des États-nations qu’ils qualifient de diktat impérialiste imposé par l’Occident, ces groupes circonscrivent leurs activités à l’échelle locale.

Tous ces groupes entretiennent des relations plus ou moins étroites avec des organisations jihadistes transnationales ou étrangères, notamment Al-Qaïda central. Mais les liens les plus visibles aujourd’hui associent les jihadistes maghrébins à Jabhat Al-Nusra en Syrie et à l’État islamique en Irak et au Levant (Daâch), deux organisations désormais rivales mais auxquelles les Maghrébins envoient régulièrement des volontaires.

Est-il juste de dire que la Libye est devenue l'espace d’ancrage de ces organisations?
Je ne parlerais pas d’espace d’ancrage mais plutôt de havre où les organisations jihadistes bénéficient d’une liberté et d’une marge de manœuvre inédites, du fait de l’incapacité de l’État libyen à faire régner l’ordre et la sécurité sur son territoire. C’est au Fezzan, le quart Sud-Ouest de la Libye, que Belmokhtar s’est réfugié suite à l’intervention française au Mali. Il y bénéficie du soutien de groupes Touaregs associés à ses activités de contrebande, ainsi que de la sympathie des organisations jihadistes locales. C’est aussi en Libye que certaines figures d’Ansar Charia en Tunisie se sont installées après que le gouvernement a pris des mesures contre cette organisation. Laquelle a pu compter sur le soutien de son groupe homonyme libyen. La Libye est également l’un des points de passage privilégiés des Maghrébins sur la route du jihad au Levant. Ils y trouvent un soutien logistique ainsi que des camps d’entraînement.

Quels sont les objectifs des groupes jihadistes et leurs stratégies vis-à-vis des pouvoirs en place dans la région?
La nouvelle donne en matière de stratégie jihadiste au Maghreb, c’est Ansar Charia. C’est sa dimension politique et sociale qui la distingue de la vieille école incarnée par le jihad algérien.

En effet, Ansar Charia, notamment dans ses variantes tunisienne et libyenne, a déployé des efforts monumentaux pour développer une action sociale digne des plus grandes organisations humanitaires: distributions de nourriture, soins, fournitures scolaires, etc. En Tunisie, l’organisation a même mis en place une sécurité sociale informelle sans cotisation pour les nécessiteux et s’appuyant sur un système de tiers-payant à travers des partenariats avec des pharmaciens implantés dans certaines zones défavorisées. Ansar Charia en Libye, qui est davantage militarisée que sa cousine tunisienne, a également mené des actions sociales, parfois de dimension internationale en envoyant de l’aide humanitaire au Soudan, par exemple. Bien qu’il leur arrive de verser dans la violence, l’objectif de ses membres est avant tout l’établissement de vastes mouvements sociaux acquis à la cause du jihad. Pour y parvenir, ils concurrencent les États défaillants auprès des populations les plus vulnérables. Leurs manifestations violentes, comme les attaques de septembre 2012 contre les missions diplomatiques américaines, à Benghazi et à Tunis, ne forment pas le cœur de leur stratégie qui est bien plus sophistiquée et politisée.

Ces jihadistes ne reconnaissent absolument pas la légitimité de l’État, encore moins son autorité. Ils qualifient ses forces de sécurité et ses dirigeants de taghut, c’est-à-dire de tyrans. Pour eux, la participation démocratique n’est pas une option et équivaudrait à un acte d’apostasie. À terme, leur stratégie a pour objectif ultime la chute des régimes, qu’ils soient démocratiques ou non, et leur remplacement par le Califat. Cette abolition de la République, ou de la Monarchie, ne pourrait se faire sans résistance de la part de l’État, et impliquerait nécessairement une lutte armée. C’est en cela qu’Ansar Charia se distingue des salafistes dits « quiétistes» que la guérilla ne concerne pas.

Les jihadistes d’Ansar sont néanmoins conscients qu’ils doivent atteindre une certaine masse critique et recueillir l’adhésion populaire à leur projet avant de pouvoir prétendre abolir l’État. D’où cette forme de jihad centrée sur la population et s’appuyant davantage, dans sa première étape, sur l’action sociale que l’action armée.

Quelle est la place de l’organisation tunisienne Ansar Charia dans cette nébuleuse?
Ansar Charia en Tunisie a joué un rôle pionnier en mettant en pratique ce nouveau jihad promu et soutenu par des idéologues extrêmement influents comme le Palestinien Abu Qatada, le Jordanien Maqdisi et le Mauritanien Shinqiti. Seule organisation jihadiste opérant dans l’environnement permissif qu’était celui de la nouvelle Tunisie démocratique, Ansar Charia a fait de ce pays un laboratoire d’expérimentation sociale et, pour y parvenir, a obtenu le blanc-seing d’Al-Qaïda qui s’est engagée à ne rien faire qui risquerait d’entraver ou de faire échouer les efforts de prédication menés par Ansar Charia.
Comptant une cinquantaine de membres au moment de sa création, l’organisation salafiste a, grâce à la stratégie de son fondateur Abou Iyadh, absorbé la quasi-totalité des groupuscules jihadistes concurrents en Tunisie, pour atteindre une base estimée à 10 000 adhérents, au terme de la première année. Abou Iyadh a réalisé ce qu’aucun autre émir jihadiste n’avait pu accomplir: construire un
véritable mouvement social de masse, perçu par ceux qu’il côtoie comme une organisation de bienfaisance. Avant l’apparition d’Ansar, l’idéologie jihadiste était marginale, y compris dans les milieux salafistes. Aujourd’hui, elle fait partie du paysage politique, social et culturel tunisien.

Les choses ont néanmoins changé après que le gouvernement ait classé Ansar Charia comme une organisation terroriste sur la base d’accusations relatives aux assassinats des leaders d’opposition Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Ansar Charia fait désormais profil bas, mais ses milliers de membres sont incorporés dans le tissu social. Il est difficile pour le moment de prédire leur prochain mouvement.
Il est vrai que le leadership de l’organisation a choisi la voie de l’exil. Certains s’abritent en Libye, comme Abou Iyadh, tandis que d’autres sont passés en Syrie où ils bénéficient d’une aura prestigieuse. Certains ont même intégré la direction de Jabhat Al-Nusra ou celle de l’État islamique au Levant et en Irak. La question qui se pose d’un point de vue tunisien est celle du retour: quand, comment et avec quelles intentions? Toutefois, pour ceux qui ont gagné le front syrien, le retour n’est pas forcément une option envisagée. En effet, la perspective d’un véritable califat au Levant est palpable, du moins dans la perception des jihadistes, et certainement davantage qu’en Tunisie. Nombreux sont ceux qui préfèrent participer à cette entreprise jusqu’au bout.

Quelles significations donner aux enlèvements en Libye, notamment de diplomates?
À mon sens, ces enlèvements ne sont pas des actes intrinsèquement jihadistes. L’enlèvement de diplomates jordaniens et tunisiens avait pour seul objectif la libération de prisonniers appartenant au courant jihadiste libyen par les gouvernements respectifs de ces pays. Les auteurs, toujours anonymes, semblent faire partie d’un groupe ou d’un groupuscule salafiste libyen bénéficiant de
complicités tunisiennes. Cet anonymat permet aisément de conclure qu’ils n’ont pas réalisé ces enlèvements pour en tirer un quelconque bénéfice médiatique ou pour accroître leur notoriété. Toute spéculation sur l’identité de ces auteurs serait hasardeuse. Il est clair, néanmoins, que ce groupe est libyen et non tunisien comme l’ont prétendu de nombreux médias basés en Tunisie. Il peut s’agir de l’une des centaines milices présentes en Libye, et plus précisément d’une milice indépendante d’obédience salafiste. Ce peut également être Ansar Charia en Libye, mais cette organisation dont le bastion se trouve en Cyrénaïque aurait eu plus de difficultés à réaliser ce type d’opérations à Tripoli sans se heurter à l’hostilité des puissantes milices de Misrata, passage quasi-obligé entre le Nord-Est du pays et la capitale. Je pencherais donc pour une milice basée en Tripolitaine, mais à l’heure actuelle, nous ne pouvons pas en avoir la certitude.

Comment contrer ces mouvements sur les plans régional et international?
Sur le plan régional, la priorité est la coopération en matière de renseignement. Les groupes jihadistes maghrébins entretenant des liens de coopération, leurs membres migrent d’un pays à l’autre et montent des opérations communes. L’axe tuniso-algérien est la voie de coopération la plus prometteuse. Pour l’heure, la Libye n’est pas un candidat crédible pour la coopération intergouvemementale en matière de sécurité. On peut difficilement envisager un partenariat efficace avec un pays où les armes et le pouvoir sont dispersés entre plusieurs centaines de milices indépendantes et dont l’armée nationale désobéit ouvertement à son chef de gouvernement.
Quant à la coopération avec les Etats-Unis et l’Europe, elle doit être un pilier essentiel de la lutte contre le jihadisme en Afrique du Nord. Cependant, la coopération avec ces pays, sous sa forme actuelle, n’est pas satisfaisante. Je pense notamment au cas de la Tunisie dont l’armée est inexpérimentée face à ce type de menaces.
Les troupes tunisiennes reçoivent une aide de plusieurs pays occidentaux sous forme d’équipement et d’entraînement. Le problème est qu’il s’agit d’un entraînement basique en matière de contre-terrorisme: des méthodes inadaptées à la menace nouvelle que représente la stratégie jihadiste actuelle. Les mouvements de type Ansar Charia sont, dans le vocabulaire militaire, davantage des insurrections que des organisations terroristes. Le terrorisme n’est qu’une option tactique parmi d’autres que ces mouvements peuvent employer. Mais ces organisations sont essentiellement des mouvements sociaux extrémistes et, d’une certaine manière, révolutionnaires. On ne les combat pas comme on combat les terroristes classiques des décennies précédentes.

Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont pourtant développé une doctrine contre-insurrectionnelle extrêmement sophistiquée à l’occasion des guerres d’Irak et d’Afghanistan, incorporant des éléments de sciences sociales et s’adressant à la dimension politique et culturelle de la menace. Si les stratégies américaine et britannique ont échoué sur le terrain, c’est essentiellement parce que cette doctrine n’a pas été appliquée, sauf à petite échelle et dans certaines provinces où elle a fait ses preuves. Or, ce n’est pas cette doctrine que l’on enseigne à l’armée tunisienne mais bien les vieilles recettes.
Plus généralement, l’aide américaine et européenne pourrait s’avérer cruciale dans le cadre de la modernisation de l’armée sur le plan organisationnel et sur le plan de la formation des officiers. Mais l’on ne peut reprocher aux partenaires occidentaux de ne pas travailler suffisamment en ce sens, car en amont il faut une volonté politique de la part des pays maghrébins de profondément réformer leurs institutions militaires et sécuritaires.

J’insiste sur la Tunisie, car c’est le pays qui souffre du plus grand déficit en la matière: elle a une armée de taille réduite, marginalisée depuis une cinquantaine d’années. Les unités d’élite s’en sortent honorablement sur le plan tactique, mais il lui manque une vision stratégique au niveau des états-majors.

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