mercredi 9 novembre 2016

En Tunisie, la transition démocratique a un coût

Le premier ministre tunisien, Youssef Chahed, effectue une visite en France mercredi et jeudi






LE CONTEXTE

La liberté de presse n'est toujours pas de mise, les blogueurs et les journalistes continue d'être poursuivi et condamné par des tribunaux militaires d'un autre âge, tandis que les droits de l'homme en matière terrorisme ne sont guerre reluisante. La torture et le kidnapping des services du ministère de l'Intérieur continue de plus belle effet comme a l'époque du dictateur Ben ali. Tandis que les réformes, elles sont aux abonnés absents.
REDRESSEMENT
Depuis cet été, la Tunisie est entrée dans une nouvelle phase de sa transition démocratique avec la mise en œuvre d’un délicat plan de redressement de ses finances publiques. Après l’apaisement scellé en 2014 entre islamistes et anti-islamistes autour d’une nouvelle Constitution puis la vague de violences djihadistes en 2015 – en reflux en 2016 –, le défi est désormais économique et social. Plus jeune premier ministre de l’histoire tunisienne, Youssef Chahed a été nommé en août pour tenter de relancer une économie au modeste taux de croissance du PIB (1,2 %) et grevée par une dérive de ses comp- tes publics alors que les ten- sions sociales couvent, notamment dans les régions dé- favorisées de l’intérieur.

Septième premier ministre tunisien depuis la révolution de 2011, Youssef Chahed, 41 ans, a été investi fin août par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) de Tunis. Il effectue mercredi 9 et jeudi 10 novembre sa première visite à Paris où il va tenter de susciter des soutiens à un moment critique où la Tunisie affronte de délicats défis économiques et sociaux.

Qu’attendez-vous de la France dans le contexte d’une transition économique très douloureuse en Tunisie ?

C’est une visite hautement stratégique. Cinq ans après la révolution, nous sommes en passe de réussir la transition démocratique. Nous sommes une démocratie naissante qui se fortifie tous les jours, avec institutions élues, liber- tés de la presse, de parole. Mais le coût de cette transition est élevé et c’est normal. Après la révolution, nous avons fait face à des revendications sociales intenses. L’Etat a dû beaucoup dépenser, il a recruté, il a augmenté les salaires. Et cela a impacté les déficits publics. Aujourd’hui, le défi est économique. Il faut que nous réussissions à remettre de la croissance, à faire du développement inclusif dans les régions intérieures, d’où est partie la révolution. Nous pensons que notre partenaire, la France, a un rôle important à jouer.

Vous estimez que le soutien de la France est insuffisant ?

Nous devons inventer de nouvelles relations entre la Tunisie et la France. Aujourd’hui, la Tunisie est une vraie démocratie. En conséquence, l’engagement politique de la France sur la Tunisie doit se hisser à un autre niveau. Nous sommes l’exception des «printemps arabes ». Nos partenaires doivent se mobiliser sur la Tunisie, s’engager en faveur de cette démocratie. Parce que sa réussite dépasse la Tunisie. Nous sommes dans un en- droit stratégique du globe. L’enjeu, c’est la réussite d’une transition vers un modèle nouveau. La Tunisie défend les mêmes valeurs universelles de démocratie et de droits de l’homme sur lesquelles l’Europe est bâtie. De ce point de vue, nous devons être un partenaire stratégique avec un engage- ment fort de la communauté internationale. La Tunisie est une expérience unique.

La Tunisie connaît un vif débat budgétaire. Vous avez promis la rigueur, et l’austérité plus tard si la situation ne se redresse pas. La controverse se focalise notamment sur votre décision de reporter les augmentations de salaires dans la fonction publique. Pour l’instant, c’est l’impasse avec le syndicat UGTT mais aussi avec les professions libérales qui refusent d’être taxées. Comment en sortir ?

Aucun gouvernement ne peut souhaiter, deux mois après son investiture, proposer le report d’augmentations salariales ou imposer de nouvelles taxes. Notre gouvernement a été courageux. Nous sommes un gouvernement d’union nationale mis en place pour lancer des réformes, certes douloureuses. Dans mon dis- cours d’investiture au Parlement fin août, j’ai été franc avec les Tunisiens. Je leur ai expliqué que nous avons aujourd’hui des comptes publics en difficulté, une situation économique difficile, et que cela implique de se serrer un peu la ceinture. Il faut que tout le monde participe à ces sacrifices pour sauver les finances publiques. Bien sûr, ces sacrifices sont difficiles à admettre. Mais la Tunisie aujourd’hui est une terre de dialogue, de consensus. Nous sommes sortis de situations beaucoup plus complexes auparavant grâce au dialogue. Il faut que les gens comprennent l’état économique et social du pays.

A entendre certains de vos critiques, la Tunisie a été placée sous l’influence du Fonds monétaire international qui a octroyé 2,9 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros) de prêts. Le FMI dicte-t-il votre politique économique ?

Non. Ce que prévoit la loi de finances 2017, c’est une gestion, comme vous dites en France, de bon père de famille. Quand la masse salariale dans la fonction publique a atteint un niveau élevé par rapport aux recettes de l’Etat, on n’a pas besoin du FMI pour nous le dire. Nous sommes capables de régler cela en interne. Les déficits publics ont explosé depuis la révolution. Ce que l’on dit, c’est qu’à un moment, il faut s’arrêter, il faut une pause pour faire souffler un peu les équilibres publics. C’est ce que nous demandons à la communauté internationale de prendre en considération. Car tout cela est dû à une révolution qui s’est produite en Tunisie. Nous demandons un engagement fort de la communauté internationale auprès de la Tunisie pour permettre la réussite de notre transition.

Les Tunisiens se plaignent de l’expansion de la corruption. Comment l’enrayer ?

La lutte contre la corruption fait partie des priorités de mon gouvernement. J’y consacre tous les jours au moins deux heures de mon temps. Ce n’est pas facile car nous souffrons en Tunisie de l’économie informelle, notamment dans le Sud avec une frontière libyenne qui fait vivre beaucoup de gens. C’est complexe à un moment où l’économie tunisienne fait elle- même face à des difficultés. Mais nous sommes très motivés. On travaille à identifier et à démanteler les réseaux mafieux. Et il y aura des têtes derrière qui vont naturellement tomber.

La lutte antiterroriste fait aussi partie de vos priorités. La coopération sécuritaire s’est renforcée, notamment avec les Américains. Cela ne vous crée- t-il pas en retour des obligations ? Selon le « Washington Post », des drones américains décolleraient de Tunisie vers la Libye pour y mener des actions d’espionnage, notamment au-dessus du bastion de l’organisation Etat islamique (EI) à Syrte. Est-ce exact ?

La réponse est non. La coopération sécuritaire entre la Tunisie et les Etats-Unis est très élevée. Avec les Européens, les Etats-Unis sont le pays qui a le plus aidé la Tunisie en matière sécuritaire ces dernières années. Nous sommes satis- faits du niveau de la coopération militaire avec les Américains, même si ce sujet peut susciter de la polémique en Tunisie. Nous ambitionnons d’avoir bien plus de coopération tant que c’est fait pour protéger notre territoire. Nous sommes en train de mettre en place un système de sécurisation de nos frontières. Dans ce cadre, nous nous dotons d’équipements, d’infrastructures, de technologies modernes en collaboration avec nos amis européens et américains. Mais il n’y a pas de drones qui décolleraient de chez nous vers la Libye.







jeudi 18 août 2016

Tunisie


A la frontiere lybienne, une jeunesse en détresse .Au chômage et sans perspectives d’emploi, les jeunes du Sud tunisien sont attirés par le djihad ou l’immigration clandestine. Au péril de leur vie.

Les parents de Mabrouk Zaytouni ont passé la fête de l’Aïd el-Fitr [5 juillet] à espérer que le corps de leur fils, mort en Méditerranée, soit retrouvé. Ce jeune Tunisien de 25 ans s’est noyé avec au moins 13 autres migrants qui tentaient de rejoindre l’Italie. Leur bateau, qui transportait 28 personnes, a coulé dès qu’il a quitté la côte de Sabratha, en Libye, le 3 juillet.

Tous les passagers étaient origi- naires de Ben Guerdane, une ville située près de la frontière avec la Libye, dans le sud de la Tunisie, où un attentat a fait des dizaines de victimes en mars dernier. Les assaillants étaient des membres de Daech qui cherche à y établir un émirat et comprenaient de nombreux habitants de la ville.

Ben Guerdane est une petite localité qui jouit d’une position  stratégique, car elle constitue un point de passage entre la Tunisie, la Libye et la côte méditerranéenne du Sahara. La proximité de la Libye a sans doute rendu les jeunes habitants de la ville plus vulnérables aux réseaux de recrutement djihadistes et d’immigration clandestine, particulièrement actifs au milieu du chaos sécuritaire que connaît le pays.

Commerce. Hussein Zaytouni, le frère aîné de Mabrouk, raconte qu’ils sont “nés dans une famille nombreuse et pauvre” et que leur père est “un travailleur journalier peu instruit et n’ayant pas de revenus stables. Au chômage et sans perspectives d’emploi dans ces temps économiques difficiles, [Mabrouk] a choisi d’émigrer en Europe.” Et il ajoute : “Beaucoup de jeunes de notre quartier ont émigré ou envisagent de le faire. Un ami de Mabrouk s’est noyé avec lui, alors que d’autres habitants du quartier ont survécu. Il y a aussi des jeunes du quartier qui ont rejoint des organisations djihadistes.”

D’après lui, sa famille s’inté- resse peu à la politique, mais elle sait, comme tous les autres habi- tants de la ville, que “l’Etat néglige leurs droits puisque des milliers de citoyens sont au chômage et n’ont pas de perspectives d’emploi”.

Même si la ville donne sur la mer, Ben Guerdane est tributaire du commerce transfrontalier. Dès les premières heures du jour, des hommes forment de longues files d’attente à la frontière pour faire tamponner leur passeport et passer en Libye, où ils achètent des produits électroniques et autres marchan- dises qu’ils revendront, à leur retour en Tunisie, à des particuliers ou à des commerces.

“La plupart de ces hommes travaillent pour des commerçants et sont payés en fin de journée pour le transport de ces marchandises. Ils sont peu rémunérés compte tenu des risques qu’ils courent en Libye, où certains d’entre eux sont pris en otage ou harcelés par des groupes armés”, explique Charif Zaytouni, un journaliste qui vit à Ben Guerdane et qui a des liens de parenté avec Mabrouk.

“Pourtant, ajoute-t-il, chaque fois que la frontière est fermée, les habitants de la ville organisent des manifestations et des grèves.” Selon lui, “la pénurie d’emplois a fait du commerce avec la Libye la seule source de revenus. Les jeunes ont beau chercher des solutions, ils n’en trouvent nulle part. L’Etat doit donc assumer ses responsabilités.”

Pièges. Selon les estimations de Radwan Azlouk, le coordinateur local du syndicat des diplômés du supérieur au chômage, plus de 3 000 de ces jeunes sont sans emploi dans cette ville de moins de 79 000 habitants. Son syndicat “a fait des propositions aux autorités pour résoudre la crise du chômage. Il a suggéré entre autres que des taxes soient perçues sur le passage des marchandises et des personnes en vue de financer la création d’emplois pour les jeunes, la construction d’un port dans la ville et la création d’une zone de libre- échange avec la Libye, qui offrirait de meilleures perspectives d’emploi aux jeunes.”

Et il précise que “le nombre de jeunes chômeurs sans diplôme uni- versitaire est encore plus important. Même s’il y a toujours des excep- tions, on relève dans ce groupe une plus grande tendance à rejoindre les organisations djihadistes ou à opter pour l’immigration clandestine.”

Omar El-Kouz, le délégué [équi- valent du sous-préfet, El-Kouz est en poste depuis le 29 juin] de Ben Guerdane, assure que “l’Etat n’a pas pour politique de margina- liser toutes les zones frontalières. Il les considère au contraire comme des avant-postes qui protègent le pays des dangers. Nous avons été témoins de la formidable réaction de la population de Ben Guerdane, qui, face à l’attaque terroriste de mars dernier, a apporté son sou- tien aux forces gouvernementales.”

“L’Etat, poursuit-il, a conçu des plans de développement pour les zones intérieures et frontalières en vue de créer des emplois, de soute- nir l’investissement et d’encourager les jeunes à lancer des projets de petite et moyenne envergure. A Ben Guerdane, les autorités ont tendance à diversifier les activités de production pour que la ville ne soit pas uniquement tributaire du commerce avec les voisins libyens.”

La situation n’est guère différente dans d’autres villes frontalières. A Tataouine [dans le Sud-Est], les jeunes connaissent les mêmes problèmes. Bien que sa contribution au budget de l’Etat soit très importante du fait de ses revenus pétroliers, cette ville présente le plus fort taux de chô- mage du pays (37 %). Beaucoup de citoyens ont donc émigré clandestinement ou rejoint un groupe djihadiste, voire sont tombés dans les deux pièges.

On relève le même phénomène à Remada, au sud de Tataouine, qui est l’un des grands centres de recrutement de la branche libyenne de Daech et où les auto- rités tunisiennes ont démantelé plusieurs cellules djihadistes.

Même si d’autres facteurs psychologiques, culturels et religieux – poussent les jeunes Tunisiens à opter pour le djihadisme ou pour l’immigration clandestine, les motivations économiques restent les plus déterminantes. S’ils avaient des perspectives d’emploi, nombre d’entre eux n’emprunteraient pas ces voies dangereuses dans les- quelles ils perdent si souvent la vie.

lundi 6 juin 2016

Le fond de commerce d'Ennahdha


Ennahdha ne sort pas de l’islam politique




Rached Kheriji
Deux faces pour une même idéologie islamiste


Préparée avec soin, l’annonce a été diffusée à partir du 20 mai. Grassement payée à coup de millions de dollars, une agence internationale de communication a veillé à ce que les médias du monde entier s’en fassent l’écho en bonne place et soulignent que c’est là une évolution importante et très positive. 

Un vrai « changement » qui dépasse le pays où il a lieu, la Tunisie, et intéresse l’ensemble du monde musulman et la planète entière.

De quoi s’agit-il ?

Réunis du 20 au 22 mai en congrès, les islamistes tunisiens d’Ennahdha ont adopté une posture inédite concoctée par leur président, Rached Ghannouchi.

Ayant constaté que le qualificatif d’islamiste accolé à son parti comporte trop d’inconvénients et limite son expansion, il en est venu à estimer qu’il n’y a que des avantages à le mettre au rancart.

Il veut que les Tunisiens et le monde entier le sachent, et en tiennent le plus grand compte : Ennahdha serait désormais devenu un parti civil, qui se proclame démocratique.

Et Ghannouchi d’énoncer la formule magique que citeront les médias : « Ennahdha sort de l’islam politique pour entrer dans la démocratie musulmane. »

Tunisiens ou non, musulmans ou non musulmans, lecteurs du blog ou non, beaucoup me demandent ma réponse aux interrogations que cette initiative suscite : faut-il prêter foi à cette démarche et qu’annonce-t-elle pour la Tunisie ?

Les islamistes tunisiens peuvent-ils devenir de vrais démocrates ? Au pouvoir pendant trois ans, de fin 2011 à fin 2014, ont-ils montré qu’ils sont à même de gouverner un pays sous développé ?

Ces islamistes tunisiens et leur président ont une histoire qu’il est utile de rappeler. Leur formation a vu le jour au début des années 1980 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI).

Réprimés par un Bourguiba déclinant, puis, après une courte période d’observation et une participation aux élections, par un Ben Ali déterminé à les éliminer, ils ont pris des coups mais se sont signalés par un sens avéré à la violence aveugle et même au coup d’État militaire. Sans succès.

Ils sont donc, à cet égard, les ancêtres des jihadistes d’aujourd’hui, et cela a laissé des traces.

Ceux de leurs dirigeants qui n’ont pas été arrêtés et condamnés se sont exilés en Europe. Ghannouchi, lui, s’est établi à Londres, où il a vécu vingt ans.

Il ne connaissait ni ne parlait le français, mais n’a pas jugé utile d’apprendre l’anglais, de sorte qu’à l’inverse d’un Houari Boumédiène, qui, arrivé au pouvoir, s’est obligé à apprendre le français, et à un Abdelilah Benkirane, chef des islamistes marocains, qui manie le français à la perfection, Ghannouchi ne connaît et ne parle que l’arabe.

Cela le rapproche des Arabes du Moyen-Orient et le distingue de l’écrasante majorité des Maghrébins. Significatif de sa personnalité, ce trait étonne : comment peut-on, au XXIe siècle, diriger un grand parti, et a fortiori un État, si on ne comprend aucune autre langue que la sienne ?
Les Suisses, les Suédois, les Israéliens, les Iraniens, entre autres, le savent bien, dont les dirigeants et leurs enfants s’astreignent au bi-, voire au trilinguisme.

Une question se pose : lorsqu’il sera au pouvoir, car c’est l’objectif qu’il s’est assigné, Ghannouchi favorisera-t-il le bilinguisme ou bien voudra-t-il que les Tunisiens ne pratiquent que la langue arabe ?

Lorsque, le 14 janvier 2011, le régime de Ben Ali est tombé après avoir tenu vingt-trois ans, les islamistes, qui n’étaient pour rien dans sa chute, ont été, comme tout le monde, pris de court. Mais ils se sont vite ressaisis et ont été les premiers à combler le vide : ils se sont rapidement remis en selle, ont fait bonne figure aux élections et ont pris le pouvoir, avec deux comparses : la troïka, dont ils ont été le centre et le moteur, a gouverné le pays pendant trois ans mais n’y a assuré ni la sécurité, ni le fonctionnement de l’économie, ni même la propreté des villes.

Ils ont recruté 300 000 personnes, souvent incompétentes, mais choisies parmi les leurs, alourdissant et déséquilibrant le budget de l’État et de ses sociétés.

Leurs frères jihadistes ont commencé à infester la Tunisie et à en menacer les structures. Ghannouchi a dit alors, la larme à l’œil, qu’ils lui rappelaient sa jeunesse et il les a adjurés... d’être patients. « Attendez que nous ayons en mains tout le pouvoir, que nous contrôlions l’armée », leur a-t-il dit.

Pendant ce temps-là, le pays allait à vau de l’eau et, n’ayant à leur tête qu’un assez bon tacticien mais un piètre stratège, les islamistes d’Ennahdha n’ont gagné ni les cœurs des Tunisiens ni leur confiance. C’est à ce moment-là qu’ils ont vraiment raté le coche pour toujours.

Portés eux aussi au pouvoir, leurs homologues égyptiens, les « Frères musulmans », ayant dérapé plus gravement encore – et plus vite – ont été brutalement éliminés par l’armée du maréchal Sissi et jetés en prison. Ennahdha et ses dirigeants ont pris peur, ont cédé sur la nouvelle Constitution et accepté de quitter le gouvernement. « Faisons deux pas en arrière pour sauver le parti », leur a recommandé à ce moment-là Rached Ghannouchi.

Nous sommes toujours, comme vous le voyez, dans la tactique, celle d’un Ghannouchi plus rusé que stratège. Le gouvernement de la Tunisie a été alors confié à un indépendant, Mehdi Jomâa, qui s’est entouré d’une équipe rajeunie mais inexpérimentée. Elle a tenu convenablement les rênes du pays et l’a conduit sans encombre à des élections qui se sont impeccablement déroulées.
Les Tunisiens en gardent le meilleur des souvenirs. Mais, dans leur majorité, ils ont ressenti le besoin d’avoir un rempart contre les islamistes. Un vétéran de la politique, Béji Caïd Essebsi, s’est avancé pour le leur donner en créant Nidaa Tounes en juin 2012.

Les Tunisiens ont alors décidé de faire de « Si Béji » leur président et l’ont élu le 22 décembre 2014. Les dirigeants d’Ennahdha n’ont pas présenté de candidat contre lui, mais ont tout de même, sans le dire, donné les voix de leurs partisans à son adversaire.

Nous sommes, en ce mois de juin 2016, à la veille d’élections municipales prévues pour 2017 et, surtout, à l’avant-veille d’élections législatives et présidentielle : elles auront lieu en 2019 mais nul n’exclut qu’elles se tiennent avant l’échéance normale.

Le tacticien en chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a refait surface avec son idée astucieuse de renoncer en apparence au label d’islamiste et d’avancer le concept de parti civil, champion de la démocratie musulmane.

On a parlé « d’islamistes autodéfroqués », de « tour de passe-passe », de « ravalement de façade », de magicien de foire qui fait disparaître l’islamiste dans sa main droite qu’il dissimule dans son dos et montre le civil dans sa main gauche qu’il brandit devant vous.

On peut également évoquer la fable de la chauve-souris de Jean de La Fontaine :

Je suis oiseau : voyez mes ailes... Je suis souris, vivent les rats !
Il y a du vrai dans chacune de ces images, car l’auteur principal de l’initiative du 20 mai est un peu tout cela à la fois : on le comprend mieux si on dit que Rached Ghannouchi est la ruse faite homme politique.

Lui et son parti sont des islamistes et le demeureront. Ils ne renient pas l’islamisme, pas plus qu’ils ne se convertissent à la démocratie, et l’on est en droit de leur dire : « Ce que vous êtes parle si fort que je n’entends pas ce que vous dites. »
Mais, au fait, qu’est-ce qu’un islamiste ?

C’est un musulman intégriste qui utilise sa religion indûment et cyniquement pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Intégristes, les uns et les autres le sont, mais à des degrés différents.

Le monde arabo-musulman de 2016 a presque partout à sa tête des islamistes qui l’ont mis dans une situation inextricable et, de surcroît, ont enfanté Al-Qaïda d’abord, Daesh ensuite.

Soudan, Arabie saoudite, Qatar, Gaza et, désormais, la Turquie d’Erdogan forment, avec quelques autres, l’internationale des islamistes.

Et si en Tunisie, Ennahdha dispose d’argent à profusion, le dépense sans compter, c’est parce que d’autres islamistes, déjà au pouvoir, la financent à coups de millions de dollars pour l’aider à revenir à la tête de l’État.

Je m’étonne de constater que le président et le Premier ministre tunisiens laissent sans réagir les valises d’argent étranger venir polluer la politique de leur pays. Et infléchir les résultats de ses élections.

L’avez-vous remarqué ? Les islamologues, qui sont les meilleurs connaisseurs de l’islam, j’en connais deux en Tunisie de réputation mondiale, Mohamed Talbi et Abdelmajid Charfi, ont à l’endroit des islamistes la plus grande réserve et s’en tiennent à bonne distance.

Ces deux derniers s’étaient d’ailleurs tenus, et c’est tout à leur honneur, à la même distance vis-à-vis des dictatures de Bourguiba et de Ben Ali.

Ennahdha, Ghannouchi et leurs collègues se sont donc embarqués, depuis le 22 mai, dans une opération qu’ils jugent habile de fausse conversion : nous avons désormais, disent-ils, deux costumes et deux visages ; oubliez la religion et traitez avec le civil.

Ils croient ainsi berner les Occidentaux, qui les surveillent, et offrir aux Tunisiens un visage plus avenant.

Mais avec quel dessein ? Celui de revenir au pouvoir, de le conquérir cette fois complètement, de faire occuper le palais de Carthage, c’est-à-dire la présidence de la République, par Rached Ghannouchi, au plus tard en 2019, et la Kasbah, c’est-à-dire la primature, par l’un des leurs.

Leur modèle est l’AKP turc et son chef incontesté, lequel sera demain le seul maître du pays : Recep Tayyip Erdogan.

Ce dernier et son parti ont fait croire aux Turcs et au monde entier, au début du XXIe siècle, qu’ils n’étaient plus islamistes et s’étaient convertis à la démocratie. Ils ont conquis les votes des campagnes délaissées par leurs concurrents, puis ceux des villes, et ont gravi les marches du pouvoir une à une.

Ils ont éliminé les généraux gardiens de la laïcité et des fondements kémalistes de la République, et ont proclamé urbi et orbi qu’ils se mettaient au diapason de l’Europe.
Et ce n’est que lorsqu’il a rassemblé entre ses mains tous les leviers du pouvoir qu’Erdogan a écarté les Abdullah Gül et autres démocrates de son parti pour réislamiser son pays et en devenir le maître.
Sans aucun contre-pouvoir digne de ce nom.

C’est exactement ce qui attend les Tunisiens à moyen, voire à court terme, car Ghannouchi, qui ne rêve que de revanche sur Bourguiba et Ben Ali en prenant leur place, a déjà 74 ans.

Que faire pour éviter à la Tunisie de tomber à son tour dans l’escarcelle de l’internationale islamiste ?

Ce que Béji Caïd Essebsi a tenté de faire, qu’il n’a pas fait, ne peut plus (ou même ne veut plus) faire. Créer face aux « ex-islamistes » un parti de gouvernement solide et qui soit le rempart de la Tunisie du XXIe siècle contre les passéistes.

Cette Tunisie, celle de Bourguiba, produira-t-elle, à très court terme, issu de la génération des quinquagénaires nés dans les années 1960, un candidat au pouvoir ?

Pour qu’il soit crédible et suivi, il faudrait qu’il soit déjà connu de l’opinion nationale et reconnu par elle comme un président possible.

Il faut qu’il soit un fédérateur d’hommes et de femmes, qu’il constitue et rassemble autour de lui une équipe de pouvoir.
Les temps ayant changé, ce doit être un démocrate convaincu, ce que n’étaient, hélas, ni Bourguiba ni Ben Ali. 


samedi 4 juin 2016

Le cirque de la statue

Le 1er juin, la sculpture en bronze de Habib Bourguiba retrouvera son emplacement originel.Un événement qui symbolise le rapport tourmenté des Tunisiens à leur histoire et à leur mémoire.




Habib Bourguiba
Le montant de la facture pour le contribuable est de 1,7 millions de dinars



C'était une promesse de campagne de Béji Caïd Essebsi. La statue équestre de Habib Bourguiba, le Combattant suprême, artisan de l’indépendance de la Tunisie et bâtisseur de l'État moderne, va retrouver son emplacement originel, sur l'avenue qui porte son nom, au centre de la capitale. L'œuvre, en bronze, avait été érigée au début des années 1970. En 1987, quelques semaines après sa prise de pouvoir, Zine el-Abidine Ben Ali l'avait fait déboulonner et déplacer à une quinzaine de kilomètres de distance, à la sortie du port de La Goulette. BCE avait plusieurs fois émis publiquement le souhait de « réparer l’outrage » fait à celui qui avait été son mentor. Ce sera donc chose faite le 1" juin, à l'occasion du 61e anniversaire de son triomphal retour d'exil, lorsqu'il avait été acclamé par une immense foule en liesse, à la veille de l'entrée en vigueur des accords sur l'autonomie interne. L'événement déchaîne déjà les passions et fait grincer des dents.

« Cette histoire va diviser les adultes, mais risque de laisser les moins de 30 ans indifférents, pronostique Hassen Zargouni, directeur de l'institut de sondage Sigma Conseil. Les jeunes Tunisiens n'ont pas connu Bourguiba. Us n'en ont aucun souvenir. Le zaïm a été chassé des mémoires entre 1987 et 2011. Son rôle a été volontairement minoré dans les manuels scolaires, qui ont été réécrits après l'arrivée au pouvoir de Ben Ali. L’émotion provoquée, dans un sens comme dans l'autre, par le retour de sa statue concernera surtout les habitants du Grand Tunis, Pour les autres, c'est un non-sujet » La polémique, si elle prenait de l'ampleur, pourrait-elle avoir un coût politique pour le président? « Les récalcitrants seront plus virulents que les partisans, mais c'est dans l'ordre des choses, relativise Zargouni. Finalement, tout cela n'aura pas beaucoup d'impact sur la popularité de l'exécutif. »

Au-delà des crispations du moment, les pérégrinations de la statue du Combattant suprême symbolisent le rapport tourmenté des Tunisiens mi à leur histoire et à leur mémoire. Si la mort de Bourguiba, et le scandale de ses obsèques tronquées par Ben Ali ont réveillé le souvenir et la nostalgie du vieux leader, c'est la révolution qui a remis d'actualité le legs bourguibien. La figure de Bourguiba, portée aux nues ou honnie, occupe une place centrale dans le débat postrévolutionnaire. Et divise. Deux récits, diamétralement antagonistes, et qui transcendent le traditionnel clivage gauche/droite, s'opposent

DEUX RÉCITS. 

Le premier, partagé par les destouriens et les modernistes, magnifie et exalte l'œuvre du président artisan de l'indépendance, bâtisseur de l'État moderne, libérateur des femmes et chantre du progrès. Bourguiba, malgré ses penchants autoritaires et son narcissisme maladif, est le héros visionnaire qui a permis à la Tunisie d'accéder à la modernité et de rejoindre « le cortège des nations civilisées ». À l'inverse, pour les islamistes et pour de larges franges de la gauche panarabiste, Bourguiba représente une figure démoniaque, celle d'un dictateur sanguinaire, « athée et franc-maçon », culturellement aliéné à l'Occident, un « valet de l'impérialisme ». Son modernisme revendiqué s'apparente à une entreprise de dépersonnalisation de la Tunisie, visant à l'expurger des constantes qui fondent son identité immuable : l'islam et l'arabité.

Dans les semaines qui ont suivi le renversement de Ben Ali, en janvier 2011, les révolutionnaires exigent et obtiennent un droit d'inventaire : une Assemblée constituante est convoquée pour le 23 octobre. La Constitution du 1“ juin 1959, imaginée par Bourguiba, devient caduque et sera détricotée. En théorie, il s'agit de mettre à bas les piliers du régime autoritaire et le présidentialisme, et de doter la Tunisie d'une loi fondamentale authentiquement démocratique. En pratique, la ligne « révisionniste », incarnée par les islamistes d'Ennahdha, ennemis jurés de Bourguiba et leurs alliés du Congrès pour la République (CPR), de Moncef Marzouki, chantre d’une rupture totale avec le passé, triomphe. Très vite, le débat change de nature. Des élus islamistes proposent de substituer à la notion d'égalité entre l’homme et la femme celle de « complémentarité », d'autres suggèrent d'inscrire la charia comme « une des sources essentielles de la législation ». Ces amendements, qui braquent l'opposition et la société civile, seront finalement abandonnés, mais le sentiment que la troïka veut s'attaquer au « modèle de société tunisien » s'installe dans l'opinion majoritaire. Il est attisé par le révisionnisme historique et diplomatique exprimé, consciemment ou inconsciemment, par les nouveaux gouvernants du pays. Les fêtes du 20 mars (indépendance) et du 25 juillet (instauration de la République) sont célébrées a minima, presque honteusement. Bourguiba, lorsqu'il n'est pas dénigré, est systématiquement associé à son rival, présenté comme « l’autre zaïm », Salah Ben Youssef (assassiné en août 1961), et à d'autres personnalités, au rôle plus mineur. L’offensive révisionniste connaît son point d'orgue en décembre 2013, lors du vote de la loi organique sur la justice transitionnelle. 

L'Instance Vérité et Dignité (IVD), dont la présidence est confiée à Sihem Bensedrine, est déclarée compétente pour juger les faits de violation des droits de l'homme commis entre le 1er juin 1955 et le 24 décembre 2013. Alors que, au départ, il n'était question de juger que les crimes de Ben Ali.

Pourtant, ce travail de sape aboutira au résultat contraire à celui escompté par les détracteurs du zaïm. En s'attaquant à lui, ils le réinstallent sans le vouloir au centre du débat, eux qui avaient construit leur succès de 2011 sur leur opposition à Ben Ali. « La référence à Bourguiba est devenue un repère et un symbole réduit à sa signification essentielle : celle des valeurs partagées de la tunisianité, observe le constitutionnaliste Laghmani. Beaucoup de Tunisiens, qui n'étaient pas spécialement d’obédience destourienne, se sont réapproprié la figure de Bourguiba, qui a joué un rôle déterminant dans le combat idéologique contre le projet d'Ennahdha, » Ce registre patriotique allait se révéler dévastateur face aux islamistes, plus à l'aise avec le concept de oumma (la communauté des croyants, qui renvoie à l'idée d'une « nation » musulmane sans frontières autres que religieuses) qu'avec celui de nation, au sens séculier du terme. « Bourguiba incarne la tunisianité, entendue non pas comme un projet politique ou philosophique, mais comme une manière d'être et une fierté, renchérit Hassen Zargouni. Ce phénomène s'est cristallisé au cours de l'année 2012, au moment où les Tunisiens ont senti que leur mode de vie était menacé. » Béji Caïd Essebsi et son parti nouvellement créé, Nidaa Tounes, ont transformé cette référence en un fonds de commerce politique et un instrument au service de la reconquête du pouvoir.

ÉCHEC COLLECTIF. 

Aujourd'hui, paradoxalement, la boucle est en passe d'être bouclée. Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahdha, a compris que l'une des raisons du rejet dont son parti avait été victime en 2014 tenait à l'image qu'il projetait, une image insuffisamment tunisienne. Il en a tiré les leçons. Le temps des invectives à l'endroit de Bourguiba est terminé. « Le Xe congrès du mouvement, tenu les 21 et 22 mai à Hammamet, témoigne de ce basculement, poursuit Laghmani. Le parti islamiste a pris nettement ses distances avec l'organisation transnationale des Frères musulmans, et tout, dans le décorum, la mise en scène et les invitations, tendait à suggérer son appartenance tunisienne et authentiquement nationale. »
Au-delà de cet aggiornamento que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier d'hypocrite, une question demeure en suspens : l’incapacité des partis - et de la société dans son ensemble - à donner sens au présent et plus encore à penser l'avenir. La focalisation autour des enjeux de mémoire signe à cet égard une forme d'échec collectif retentissant. La statue équestre de Bourguiba et la hideuse horloge de Ben Ali sont désormais appelées à cohabiter, à l'endroit même où des milliers de manifestants se massaient pour crier « Dégage! » le 14 janvier 2011. Or, remarque avec dépit l'éditeur Karim Ben Smaïl, « la Tunisie est dans le déni, elle regarde dans le rétroviseur. Elle n'a rien fait pour honorer la révolution, ce tournant majeur de son histoire, n'a érigé aucun monument, pas même une plaque commémorative... ».

Le cheikh, le zaïm, et l'ombre de la potence

Dans l'imaginaire islamiste, Bourguiba représente la figure exécrée. Il est celui qui a marginalisé le statut de la religion, déprécié l'enseignement arabisant de la Zitouna, perverti l'identité nationale et corrompu les mœurs de la société tunisienne à travers l'émancipation des femmes et le droit au divorce. Sa politique moderniste a suscité en réaction l'émergence, à la fin des années 1970, du Mouvement de la tendance islamique (MTÏ), ancêtre d'Ennahdha.

POUR L'EXEMPLE. 

Combattu et contraint à la clandestinité, le MTI succombe à la tentation de la violence au milieu des années 1980. Les attentats de Monastir et de Sousse, dans la nuit du 2 au 3 août 1987 (13 blessés), perpétrés par des éléments de la « branche militaire » du mouvement, sont vécus comme un affront personnel par Bourguiba, qui exige un grand procès, pour l'exemple, et des têtes, à commencer par celle de l'émir », Rached Ghannouchi. Le leader du MTI est sous les verrous depuis mars, placé à l'isolement au ministère de l'Intérieur II n'a pas pu participer à la planification des attentats. Mais Bourguiba n'en a cure ! Hechmi Zammel, président de la Cour de sûreté de l'État, qui doit juger les islamistes, est un homme à sa botte. Ghannouchi est d'ailleurs convaincu qu'il va mourir et il le dit à ses juges dans une ultime bravade, Zine el-Abidine Ben Ali, alors ministre de l'Intérieur, et Rachid Sfar, le chef du gouvernement, sont persuadés que donner des martyrs au mouvement intégriste serait une grave erreur et pourrait plonger le pays dans le chaos. Mais ils ne peuvent pas intervenir de manière trop voyante. Ils réussissent cependant à « retourner » les deux députés qui siègent dans le jury (l'unanimité était requise pour prononcer un arrêt de mort). Dans la nuit du 27 septembre, le verdict tombe : Ghannouchi est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il sera amnistié et libéré le 4 mai 1988, six mois après la destitution de Bourguiba. À la mort de ce dernier, le 6 avril 2000, interviewé sur Al-Jazira, Ghannouchi fait scandale en refusant de prier à sa mémoire et d'invoquer la miséricorde de Dieu. Cette attitude, contraire à l'éthique musulmane, lui sera constamment reprochée. À partir de 2014, devenu plus consensuel, il change de posture et finit par reconnaître que l'homme * qui a dirigé le mouvement national et conduit le pays vers l’indépendance » mérite une prière. La grande réconciliation est en marche...

vendredi 25 mars 2016

Chercheur, expert en questions de terrorisme

LES TERRORISTES PROSPÈRENT SUR LA DÉFAILLANCE DES ÉTATS



Habib Sayah


BIO EXPRESS : Juriste de formation, Habib Sayah est l’auteur de plusieurs articles sur l’organisation jihadiste Ansar Charia, dès sa création en 2011. Actuellement Scholar au Département des études de la guerre du King’s College London, il mène des recherches sur des sujets aussi divers que le jihad contemporain, la stratégie militaire, les guérillas, insurrections et conflits asymétriques, les mouvements sociaux, la violence politique, les relations internationales et la géopolitique de l’énergie. Il prépare un mémoire de recherche sur le jihad en Tunisie et sur la réponse sécuritaire du gouvernement tunisien face à cette menace, notamment la capacité et la préparation de l’armée tunisienne à y répondre de manière adéquate. 
Habib Sayah est également analyste Risque politique au sein du département Afrique du Nord & Moyen- Orient de la société de consultants IHS et rédige à titre indépendant des expertises sur les questions liées au risque politique et à la sécurité (humaine, tourisme, infrastructures, investissements pétroliers etc.) en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, notamment en Tunisie, Libye et Syrie.
Il est directeur de l’Institut Kheireddine et contribue régulièrement aux travaux de cercles de réflexion étrangers, notamment le Washington Institute for Near East Policy.

Al-Qaïda, AQMI, Ansar Charia, Signataires par le Sang, Al-Murabitoun... Quelles sont ces organisations Djihadistes actives dans la région du Maghreb, leurs objectifs et leurs stratégies? Réponses d’un spécialiste tunisien du terrorisme, Habib Sayah.




Quelles sont les principales organisations jihadistes implantées en Afrique du Nord ? Ont-elles des relations avec celles du Moyen-Orient?
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est très certainement la principale organisation jihadiste dans la région. Issue du Groupe salafiste pour la prédication et le combat qui s’est illustré durant la guerre civile algérienne, AQMI est dirigée par Abdelmalek Droukdal, également connu sous le nom d’Abou Moussab Abdelwadoud.

Dominée par les Algériens pour des raisons tant historiques que géographiques, AQMI est officiellement rattachée au commandement central d’Al-Qaïda depuis 2006, avec pour principale mission de lutter contre l’influence française dans la région. Davantage tournée vers le «jihad de proximité» depuis les révolutions arabes de 2011, AQMI incarne l’orthodoxie d’Al-Qaïda, fidèle en tout point aux instructions d’Ayman Zawahiri.

Cela n’a pas toujours été le cas, notamment lorsqu’elle comptait parmi ses commandants régionaux Mokhtar Belmokhtar, qui est aujourd’hui à la tête de l’un des groupes les plus récents, à l’origine de la prise d’otages spectaculaire d’In Amenas.
Belmokhtar, qui faisait la liaison entre AQMI et les Touaregs du Mali, a été désavoué par Droukdal, fin 2012. Électron libre, il refusait en effet de se conformer aux instructions que lui adressait Zawahiri, « émir-en-chef» d’Al-Qaïda: éviter d’aliéner les populations civiles au Mali, ne pas attaquer de civils musulmans, ni profaner de mausolées... Dans un document retrouvé au Mali, on lit que Droukdal lui reproche également de ne pas avoir transmis sa comptabilité au commandement central et, plus généralement, son insubordination. Suite à cette rupture, Belmokhtar a annoncé la création de sa propre organisation, les Signataires par le Sang, devenue par la suite Al-Murabitoun. Impliqué dans les trafics en tous genres, ses activités s’étendent de la Mauritanie à la Libye au nord, et jusqu’au Nigeria, plus au sud.

La nouveauté directement issue de ce que qu'on a appelé le « Printemps Arabe » a pris la forme d’un ensemble de groupes dénommés Ansar Charia. Le premier d’entre eux, créé en Tunisie en 2011, a fait des émules puisque des groupes portant le même nom sont apparus en Mauritanie, au Maroc, en Libye et en Égypte. Bien que niant la légitimité des frontières des États-nations qu’ils qualifient de diktat impérialiste imposé par l’Occident, ces groupes circonscrivent leurs activités à l’échelle locale.

Tous ces groupes entretiennent des relations plus ou moins étroites avec des organisations jihadistes transnationales ou étrangères, notamment Al-Qaïda central. Mais les liens les plus visibles aujourd’hui associent les jihadistes maghrébins à Jabhat Al-Nusra en Syrie et à l’État islamique en Irak et au Levant (Daâch), deux organisations désormais rivales mais auxquelles les Maghrébins envoient régulièrement des volontaires.

Est-il juste de dire que la Libye est devenue l'espace d’ancrage de ces organisations?
Je ne parlerais pas d’espace d’ancrage mais plutôt de havre où les organisations jihadistes bénéficient d’une liberté et d’une marge de manœuvre inédites, du fait de l’incapacité de l’État libyen à faire régner l’ordre et la sécurité sur son territoire. C’est au Fezzan, le quart Sud-Ouest de la Libye, que Belmokhtar s’est réfugié suite à l’intervention française au Mali. Il y bénéficie du soutien de groupes Touaregs associés à ses activités de contrebande, ainsi que de la sympathie des organisations jihadistes locales. C’est aussi en Libye que certaines figures d’Ansar Charia en Tunisie se sont installées après que le gouvernement a pris des mesures contre cette organisation. Laquelle a pu compter sur le soutien de son groupe homonyme libyen. La Libye est également l’un des points de passage privilégiés des Maghrébins sur la route du jihad au Levant. Ils y trouvent un soutien logistique ainsi que des camps d’entraînement.

Quels sont les objectifs des groupes jihadistes et leurs stratégies vis-à-vis des pouvoirs en place dans la région?
La nouvelle donne en matière de stratégie jihadiste au Maghreb, c’est Ansar Charia. C’est sa dimension politique et sociale qui la distingue de la vieille école incarnée par le jihad algérien.

En effet, Ansar Charia, notamment dans ses variantes tunisienne et libyenne, a déployé des efforts monumentaux pour développer une action sociale digne des plus grandes organisations humanitaires: distributions de nourriture, soins, fournitures scolaires, etc. En Tunisie, l’organisation a même mis en place une sécurité sociale informelle sans cotisation pour les nécessiteux et s’appuyant sur un système de tiers-payant à travers des partenariats avec des pharmaciens implantés dans certaines zones défavorisées. Ansar Charia en Libye, qui est davantage militarisée que sa cousine tunisienne, a également mené des actions sociales, parfois de dimension internationale en envoyant de l’aide humanitaire au Soudan, par exemple. Bien qu’il leur arrive de verser dans la violence, l’objectif de ses membres est avant tout l’établissement de vastes mouvements sociaux acquis à la cause du jihad. Pour y parvenir, ils concurrencent les États défaillants auprès des populations les plus vulnérables. Leurs manifestations violentes, comme les attaques de septembre 2012 contre les missions diplomatiques américaines, à Benghazi et à Tunis, ne forment pas le cœur de leur stratégie qui est bien plus sophistiquée et politisée.

Ces jihadistes ne reconnaissent absolument pas la légitimité de l’État, encore moins son autorité. Ils qualifient ses forces de sécurité et ses dirigeants de taghut, c’est-à-dire de tyrans. Pour eux, la participation démocratique n’est pas une option et équivaudrait à un acte d’apostasie. À terme, leur stratégie a pour objectif ultime la chute des régimes, qu’ils soient démocratiques ou non, et leur remplacement par le Califat. Cette abolition de la République, ou de la Monarchie, ne pourrait se faire sans résistance de la part de l’État, et impliquerait nécessairement une lutte armée. C’est en cela qu’Ansar Charia se distingue des salafistes dits « quiétistes» que la guérilla ne concerne pas.

Les jihadistes d’Ansar sont néanmoins conscients qu’ils doivent atteindre une certaine masse critique et recueillir l’adhésion populaire à leur projet avant de pouvoir prétendre abolir l’État. D’où cette forme de jihad centrée sur la population et s’appuyant davantage, dans sa première étape, sur l’action sociale que l’action armée.

Quelle est la place de l’organisation tunisienne Ansar Charia dans cette nébuleuse?
Ansar Charia en Tunisie a joué un rôle pionnier en mettant en pratique ce nouveau jihad promu et soutenu par des idéologues extrêmement influents comme le Palestinien Abu Qatada, le Jordanien Maqdisi et le Mauritanien Shinqiti. Seule organisation jihadiste opérant dans l’environnement permissif qu’était celui de la nouvelle Tunisie démocratique, Ansar Charia a fait de ce pays un laboratoire d’expérimentation sociale et, pour y parvenir, a obtenu le blanc-seing d’Al-Qaïda qui s’est engagée à ne rien faire qui risquerait d’entraver ou de faire échouer les efforts de prédication menés par Ansar Charia.
Comptant une cinquantaine de membres au moment de sa création, l’organisation salafiste a, grâce à la stratégie de son fondateur Abou Iyadh, absorbé la quasi-totalité des groupuscules jihadistes concurrents en Tunisie, pour atteindre une base estimée à 10 000 adhérents, au terme de la première année. Abou Iyadh a réalisé ce qu’aucun autre émir jihadiste n’avait pu accomplir: construire un
véritable mouvement social de masse, perçu par ceux qu’il côtoie comme une organisation de bienfaisance. Avant l’apparition d’Ansar, l’idéologie jihadiste était marginale, y compris dans les milieux salafistes. Aujourd’hui, elle fait partie du paysage politique, social et culturel tunisien.

Les choses ont néanmoins changé après que le gouvernement ait classé Ansar Charia comme une organisation terroriste sur la base d’accusations relatives aux assassinats des leaders d’opposition Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. Ansar Charia fait désormais profil bas, mais ses milliers de membres sont incorporés dans le tissu social. Il est difficile pour le moment de prédire leur prochain mouvement.
Il est vrai que le leadership de l’organisation a choisi la voie de l’exil. Certains s’abritent en Libye, comme Abou Iyadh, tandis que d’autres sont passés en Syrie où ils bénéficient d’une aura prestigieuse. Certains ont même intégré la direction de Jabhat Al-Nusra ou celle de l’État islamique au Levant et en Irak. La question qui se pose d’un point de vue tunisien est celle du retour: quand, comment et avec quelles intentions? Toutefois, pour ceux qui ont gagné le front syrien, le retour n’est pas forcément une option envisagée. En effet, la perspective d’un véritable califat au Levant est palpable, du moins dans la perception des jihadistes, et certainement davantage qu’en Tunisie. Nombreux sont ceux qui préfèrent participer à cette entreprise jusqu’au bout.

Quelles significations donner aux enlèvements en Libye, notamment de diplomates?
À mon sens, ces enlèvements ne sont pas des actes intrinsèquement jihadistes. L’enlèvement de diplomates jordaniens et tunisiens avait pour seul objectif la libération de prisonniers appartenant au courant jihadiste libyen par les gouvernements respectifs de ces pays. Les auteurs, toujours anonymes, semblent faire partie d’un groupe ou d’un groupuscule salafiste libyen bénéficiant de
complicités tunisiennes. Cet anonymat permet aisément de conclure qu’ils n’ont pas réalisé ces enlèvements pour en tirer un quelconque bénéfice médiatique ou pour accroître leur notoriété. Toute spéculation sur l’identité de ces auteurs serait hasardeuse. Il est clair, néanmoins, que ce groupe est libyen et non tunisien comme l’ont prétendu de nombreux médias basés en Tunisie. Il peut s’agir de l’une des centaines milices présentes en Libye, et plus précisément d’une milice indépendante d’obédience salafiste. Ce peut également être Ansar Charia en Libye, mais cette organisation dont le bastion se trouve en Cyrénaïque aurait eu plus de difficultés à réaliser ce type d’opérations à Tripoli sans se heurter à l’hostilité des puissantes milices de Misrata, passage quasi-obligé entre le Nord-Est du pays et la capitale. Je pencherais donc pour une milice basée en Tripolitaine, mais à l’heure actuelle, nous ne pouvons pas en avoir la certitude.

Comment contrer ces mouvements sur les plans régional et international?
Sur le plan régional, la priorité est la coopération en matière de renseignement. Les groupes jihadistes maghrébins entretenant des liens de coopération, leurs membres migrent d’un pays à l’autre et montent des opérations communes. L’axe tuniso-algérien est la voie de coopération la plus prometteuse. Pour l’heure, la Libye n’est pas un candidat crédible pour la coopération intergouvemementale en matière de sécurité. On peut difficilement envisager un partenariat efficace avec un pays où les armes et le pouvoir sont dispersés entre plusieurs centaines de milices indépendantes et dont l’armée nationale désobéit ouvertement à son chef de gouvernement.
Quant à la coopération avec les Etats-Unis et l’Europe, elle doit être un pilier essentiel de la lutte contre le jihadisme en Afrique du Nord. Cependant, la coopération avec ces pays, sous sa forme actuelle, n’est pas satisfaisante. Je pense notamment au cas de la Tunisie dont l’armée est inexpérimentée face à ce type de menaces.
Les troupes tunisiennes reçoivent une aide de plusieurs pays occidentaux sous forme d’équipement et d’entraînement. Le problème est qu’il s’agit d’un entraînement basique en matière de contre-terrorisme: des méthodes inadaptées à la menace nouvelle que représente la stratégie jihadiste actuelle. Les mouvements de type Ansar Charia sont, dans le vocabulaire militaire, davantage des insurrections que des organisations terroristes. Le terrorisme n’est qu’une option tactique parmi d’autres que ces mouvements peuvent employer. Mais ces organisations sont essentiellement des mouvements sociaux extrémistes et, d’une certaine manière, révolutionnaires. On ne les combat pas comme on combat les terroristes classiques des décennies précédentes.

Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont pourtant développé une doctrine contre-insurrectionnelle extrêmement sophistiquée à l’occasion des guerres d’Irak et d’Afghanistan, incorporant des éléments de sciences sociales et s’adressant à la dimension politique et culturelle de la menace. Si les stratégies américaine et britannique ont échoué sur le terrain, c’est essentiellement parce que cette doctrine n’a pas été appliquée, sauf à petite échelle et dans certaines provinces où elle a fait ses preuves. Or, ce n’est pas cette doctrine que l’on enseigne à l’armée tunisienne mais bien les vieilles recettes.
Plus généralement, l’aide américaine et européenne pourrait s’avérer cruciale dans le cadre de la modernisation de l’armée sur le plan organisationnel et sur le plan de la formation des officiers. Mais l’on ne peut reprocher aux partenaires occidentaux de ne pas travailler suffisamment en ce sens, car en amont il faut une volonté politique de la part des pays maghrébins de profondément réformer leurs institutions militaires et sécuritaires.

J’insiste sur la Tunisie, car c’est le pays qui souffre du plus grand déficit en la matière: elle a une armée de taille réduite, marginalisée depuis une cinquantaine d’années. Les unités d’élite s’en sortent honorablement sur le plan tactique, mais il lui manque une vision stratégique au niveau des états-majors.

lundi 29 février 2016

Gros magot maigre butin

TUNISIE


Déclenchée dès le lendemain de la révolution, la chasse aux biens mal acquis du clan Ben Ali-Trabelsi n'aura pas été aussi fructueuse qu'escompté, notamment à l'étranger. Histoire d'un flop.





La villa Québécoise de Sakher el Materi réfugié au Seychelle

Le jour même de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, des villas appartenant aux Trabelsi étaient mises à sac tant elles symbolisaient l’arrivisme exécrable de la belle-famille du président déchu. Quelques semaines plus tard, le 9 février, les Tunisiens découvraient à la télévision, stupéfaits, les images d'une perquisition au palais de Sidi Dhrif, propriété des Ben Ali. Montres de luxe, bijoux, coffres-forts et tiroirs débordant de liasses de dinars et de devises... La prise est évaluée par la Banque centrale de Tunisie (BCT) à plus de 41 millions de dinars (quelque 20 millions d'euros à l'époque).
Dès le 17 janvier 2011, une Commission d'investigation sur les faits de corruption et de malversations est mise en place. Au bout de quelques mois, son président, Abdelfattah Amor, décédé en 2012, acquiert une certitude. « Les familles entourant Ben Ali, déclare-t-il, avaient tous les droits : autorisations indues, crédits sans garantie, marchés publics, terres domaniales. » Il ne croyait pas si bien dire : cette prédation avait amputé la Tunisie de deux points de croissance. Mais si le temps des kleptocrates était révolu, celui des procédures ne faisait que commencer. Le 19 janvier, dans la plus grande discrétion, « une demande d’ouverture d’enquête sur les biens de Ben Ali et de ses proches est déposée par un procureur », rappelle un magistrat du pôle judiciaire. Le même jour, à Paris, Sherpa, Transparency International et la Commission arabe des droits humains portent plainte contre Ben Ali et une dizaine de ses proches pour corruption, détournement de fonds publics, abus de biens sociaux, abus de confiance et blanchiment aggravé commis en bande organisée. La traque du magot amassé par l'ex-clan au pouvoir, en Tunisie comme à l'étranger, démarre.

Le 14 mars 2011, un décret-loi autorise la confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles propriété de Ben Ali, de son épouse Leila et de 114 de leurs proches.
Des informations recueillies dans des documents ou via les témoignages de citoyens et d’anciens collaborateurs permettent de dresser une liste non exhaustive de ces biens.
Le temps des kleptocrates était révolu, mais celui des procédures ne faisait que commencer...
avoirs, que l'État réussira à confisquer. Il incombe alors à la commission chargée de la gestion des biens confisqués, sous la tutelle du ministère des Finances, d’administrer lesdits biens en attendant que l’on statue sur leur sort. Ceux qui pensaient que les caisses de l'État allaient être immédiatement renflouées doivent déchanter; aucun des trois gouvernements qui se sont succédé en 2011 ne s'est senti en droit de décider du devenir des biens confisqués, désignant, pour les sociétés concernées, des administrateurs judiciaires - l'objectif pour l'État, qui n’a pas vocation à être gestionnaire de biens, étant de vendre les avoirs saisis.


MANQUE D'EXPERTISE. 

Pendant ce temps, certaines voix s’élèvent pour demander des comptes sur « l’argent qui revient au peuple », dénonçant la lenteur des procédures comme une manœuvre destinée à faire péricliter les sociétés confisquées afin qu'elles soient reprises pour une bouchée de pain. D’autres fustigent le manque d’expertise des curateurs auquel ils imputent la dépréciation des entreprises. Avec la création d'Al Karama Holding pour gérer, mettre en place les procédures de cession idoines selon chaque entreprise et récolter l'usufruit de la confiscation, le gouvernement semble accélérer la cadence. En amont, il lui a fallu créer un cadre légal pour les transferts de propriété afin que l’État puisse en devenir juridiquement le vendeur. Mais cela suppose de trouver les actes de propriété, d’assainir les situations foncières, de commander des expertises, de modifier les statuts des sociétés, de passer un accord avec les investisseurs, notamment étrangers, les actionnaires et les associés, ou encore de retrouver les clefs et les cartes grises des véhicules.

En aval, la Commission des biens confisqués s'attelle avec une extrême prudence à la préparation des appels d'offres. Les premiers dossiers traités sont ceux de la cession des parts détenues par des proches de Ben Ali dans des entreprises actives, fleurons de leurs secteurs respectifs : 65 % du capital du concessionnaire auto Stafim détenus par Mehdi Ben Gaied, alors fiancé de Halima, fille cadette de Ben Ali; 25 % des parts de l'opérateur téléphonique Tunisiana, 60 % d’Ennakl, 100 % d'Ennakl Véhicules Industriels (EVI) et 99 % de City Cars, toutes propriétés de Sakhr el-Materi, gendre de l'ex-président ; 13 % de la Banque de Tunisie et 23,96 % des actions de Tunisie Sucre détenus par Belhassen Trabelsi, beau-frère de Ben Ali. Toutes ces parts changent de mains entre 2012 et 2015. Et le plus curieusement, un clan de la famille semble intouchable jusque aujourd'hui, les freres Mabrouk active dans la banques et les holdings, un empire créé grace au mariage de la fille de Ben ali.

L'État engrange ainsi 1375,44 millions de dinars, mais ce ne sont pas là des bénéfices, les prises de participations de Sakhr el-Materi ou de Mehdi Ben Gaied ayant été effectuées au moyen d'emprunts bancaires. Au total, les banques tunisiennes avaient octroyé 250 millions de dinars de crédits sans garantie au clan Ben Ali, soit près de 5 % des financements du secteur.
Outre ces remboursements, d'autres créances sont soldées, notamment auprès de l’administration fiscale, des caisses d’assurance-maladie et de divers débiteurs. Cette opération, qui a rapporté 600 millions de dinars au pays, a été la plus importante effectuée sur les biens saisis. Cette somme, ainsi que les valeurs de portefeuilles-titres et les liquidités saisies sur les comptes bancaires ou dans les palais ont été versées au Trésor et injectées dans le budget. Cet argent permet de couvrir les salaires des 70 000 fonctionnaires recrutés sous la troïka gouvernementale et les augmentations de 50 % des rémunérations dans le secteur public qu'elle a opérées en 2012 et en 2013. « Sur 544 entreprises, 7 ont été vendues, et la cession de 14 autres se fera courant 2016 », a annoncé le ministre de l’Économie et des Finances, Slim Chaker, début février 2015. Mais il ne dit pas que 80 de ces sociétés sont en cessation d’activité et que leur liquidation est envisagée, d’autant que leur statut d’entreprise confisquée les a paralysées a cause de la bureaucratique.
Privées de l’accès aux crédits bancaires, elles n'ont pu se remettre sur les rails et ont accumulé près de 2 milliards de dinars de dettes, auxquelles s’ajoute 1 milliard de dinars de redressements fiscaux. Certains s’insurgent contre la conduite de ces entreprises par l'État. « Il s'agit de gestion de biens publics. Quand le responsable du bien, c'est-à-dire le gouvernement, ne fait rien, alors on jette l'éponge », assène Radhi Meddeb, qui a claqué la porte de Carthage Cernent, dont il était président du conseil d’administration depuis août 2014.

DÉCRET ANNULÉ. 

Mais le Tunisien lambda n’est pas au fait de ces atermoiements qui impactent l’économie du pays et ne voit que la partie la plus clinquante des biens mal acquis. Très courue, l’exposition-vente de 12000 objets et effets personnels de l’ancien couple présidentiel en 2012 se solde pourtant par un flop. Elle n'aura rapporté qu'un peu plus de 1 million de dinars, bien loin des 10 millions escomptés. Le citoyen moyen se repaît de la diffusion à la télévision en décembre 2015 de l’expulsion manu militari de Mehdi Mlika, ancien ministre et neveu de Ben Ali, de son domicile de Gammarth, qui figure parmi les biens saisis par l'État, mais il est surtout fasciné par le parc automobile confisqué, dont les images tournent régulièrement sur les réseaux sociaux. Sur 146 véhicules, 66 ont été vendus, mais les grosses cylindrées, voitures de sport et bolides d'exception n'ont pas trouvé preneur. Slim Chaker explique qu’elles sont hors de portée pour les Tunisiens et se propose de lancer un appel d'offres international à même d’attirer des collectionneurs. Mais, de l'avis des experts, en cinq ans, la plupart de ces automobiles, de huit ans d’âge en moyenne, ont perdu de leur valeur. Restent les biens immobiliers. Un temps, Cheikha Moza, épouse de l’ancien émir du Qatar, aurait envisagé l'achat du palais de Sidi Dhrif. 
Le Qatar, aurait été tentée par l’achat du palais de Sidi Dhrif, mais là encore, rien n'a été conclu. Sur les 480 biens immobiliers confisqués, 40 ont été cédés, 180 nécessitent d’être enregistrés et d’autres sont en cours d’expertise ou bloqués par une hypothèque.
Malgré ces difficultés, Ahmed Khedher, responsable du secrétariat permanent de la Commission de gestion des biens confisqués, indique que « le gouvernement projette de collecter à travers la cession de ces biens près de 200 millions de dinars en 2016 ». Rien n'est pourtant moins sûr : la loi n'est pas toujours du côté du gouvernement, et les avocats du clan sont montés au créneau et ont déposé des recours. Le 8 juin 2015, faute d'une validation par l’Assemblée nationale constituante (ANC), élue en octobre 2011, ou par l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), qui lui a succédé, le Tribunal administratif a en effet annulé le décret-loi n° 13 du 14 mars 2011 portant sur la confiscation des biens de Ben Ali et de 114 de ses proches. L’État a fait appel de cette décision, mais les avocats de l’ancien président n'hésitent pas à donner de la voix. Akram Azouri, son défenseur libanais, met en garde quiconque achètera un bien de Ben Ali, puisqu'il contreviendrait à une décision du Tribunal administratif, tandis que Mounir Ben Salha, chargé de la défense de Ben Ali auprès des tribunaux tunisiens, précise que « le ministre des Finances n'aurait pas dû poursuivre le processus de cession des biens confisqués ». Une complication de plus dans des affaires elles-mêmes très complexes, la seule issue serait une nouvelle loi qui abrogerait le décret de 2011. À charge pour l’ARP, qui planche sur le sujet, de légiférer dans ce sens.

Avoirs à l'étranger:

Si tous les biens du clan Ben Ali en Tunisie sont devenus propriété de l’État, il n'en a pas été de même pour leurs avoirs à l’étranger. Entamée dès le 15 janvier 2011, la traque du trésor, évalué alors entre 5 et 10 milliards de dollars par l'association Sherpa, a fait chou blanc. Cette estimation a même été revue à la hausse en 2014 par l’organisation Transparency International, passant à 13 milliards de dollars d'avoirs, dont 5 milliards pour le seul président déchu. Concrètement, la Tunisie n’a, à ce jour, rien perçu. Un jugement en cassation l'oblige même à restituer les 24,5 millions d'euros détenus par Léila Ben Ali sur des comptes au Liban et qui avaient été versés à l’État en 2014. Pourtant, les juges du pôle judiciaire de Tunis ont identifié plusieurs propriétés, dont trois hôtels particuliers et des appartements à Paris, une résidence à Londres, un palais à Marrakech, ainsi que des résidences au Canada et des biens aux Bahamas, en Argentine, en Belgique mais aussi en Mauritanie, aux États-Unis, en Allemagne et en Espagne d’une valeur globale de plus de 3 milliards d’euros.
« Les processus d'identification restent longs et complexes. Les membres de la famille Ben Ali n'achetaient jamais de biens directement en leur nom propre. L'acte d’achat passe par un prête-nom et une société immobilière », explique Stéphane Bonifassi, avocat à la cour de Paris et défenseur des intérêts de la Tunisie.

Traque avortée

Les États arabes ont refusé de coopérer avec Tunis. Mais les 88 commissions rogatoires internationales lancées dans 37 pays par les magistrats tunisiens ont permis d'obtenir le gel des actifs identifiés, dont 52 millions d’euros en Suisse, 30 millions d'euros en Belgique, 12 millions d'euros en France et près de 10 millions de dollars au Canada. Belhassen Trabelsi, frère de Leïla Ben Ali, détiendrait à lui seul 135 millions d'euros. Mais la traque du magot connaît un rebondissement en décembre 2014, quand les listings HSBC publiés par SwissLeaks révèlent l’existence d’autres comptes, dont l'un au nom de Belhassen Trabelsi avec un solde de 22 millions de dollars (environ 18 millions d'euros). La mise en vente aux enchères en Europe de bijoux ayant appartenu à la famille beylicale et qui auraient été en possession de Leïla Ben Ali montre aussi que l'identification des avoirs pêche par manque d’informations.
La restitution des biens référencés reste aléatoire. En cause, la mauvaise volonté de certains pays et un cadre juridique inadapté, si bien qu'un projet de loi portant sur les procédures de restitution des biens mal acquis conforme aux normes internationales devrait être adopté par l'Assemblée des représentants du peuple (ARP). En attendant, le gel des avoirs semble être sans effet : le Québec a mis en vente la villa de Sakhr el-Materi au titre du recouvrement de taxes municipales impayées. 




mercredi 20 janvier 2016

Justice

Le moyen âge


Victime du systeme et de la corruption une 2 eme fois

En Tunisie ont fonctionne encore comme au moyen âge en matière de justice, à part les lois qui date de plusieurs centaines d'années, rien ne change aujourd'hui et rien ne se reformera demain à cause de politicien incompétent et corrompu. L'histoire courte qui vous a raconté est véridique d'un système qui ne fonctionne pas. Je vais faire court par ce que j'en rigole encore de c'est histoire croustillante sur les dysfonctionnements.

Acte 1 : 
Nous nous plongeons dans l'affaire du meurtre du politicien Chokri Belaïd, nous sommes le 26 février 2013 soit 20 jours après la date de l’assassinat de Chokri. La voiture est une Fiat Siena qui a servi aux repérage et meurtre vient d'être découverte par la police . Celle-ci a été conduite par les meurtriers au moment des faits, cela a été prouvé par des indices dans la voiture que la police scientifique a révélée par la suite. 

Acte 2:
Le juge d'instruction chargé du dossier rédige un PV ou une "saisine du véhicule" sur le champ, une saisie qui sera consignée dans un PV numéroté 466 joint dans le dossier selon les avocats partit civile. Sauf que aujourd'hui de PV, il n'y en a pas. Celui-ci a tout simplement disparu du dossier et pire la voiture n'a jamais été saisie comme cela se fait dans la pratique dans pays civilisé, mais nous sommes ici face a l'incompétence généralise d'un système qui est a bout de souffle.

Conclusion
Depuis le 26 février 2013 ce véhicule a donc tous simplement disparu officiellement de la surface de la Terre, la police et les autorités judiciaires l’ont laissé sur la voie publique, ce qui a surement fait le bonheur des voleurs et des meurtriers au final qui sorte grand gagnant.






dimanche 17 janvier 2016

Où en est la révolution de Jasmin ?

La Tunisie en 2015


11 millions de Tunisiens
50,7 % de la population a moins de 30 ans
15 % de la population a plus de 60 ans
Taux de fécondité : 2,2 enfants par femme
Taux d’alphabétisation : 81,7 %
Taux de chômage chez les jeunes diplômés : 30 à 35 % Taux de croissance : 1 %
Dette publique : + 58 % en quatre ans Investissements : - 21 % en 2014 par rapport à 2013
1,5 million de Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté




Tunisie
Avocat estimé et initiateur du Front populaire, Chokri Belaïd est assassiné le 6 février 2013. Ce meurtre entraîne une grève générale et des remaniements au gouvernement, accusé de laxisme face aux islamistes. 

En 2010, la Tunisie déclenchait les Printemps arabes, en se soulevant contre le dictateur Ben Ali. Aujourd’hui, malgré le terrorisme et la récession économique, le pays est le seul à garder le cap de la transition démocratique pour le moment.
Cette expression qui désigne la chute du régime autoritaire du dictateur Ben Ali (1987- 2011) n’a jamais suscité autant de débats et de réactions âpres et contradictoires. Il faut dire que depuis cinq ans, le désenchantement est perceptible à tous les niveaux de la société tunisienne. Rappelons, pourtant, que l’expression « révolution de Jasmin » renvoie à un autre moment politique majeur de l’histoire tunisienne. Elle désignait en effet jusqu’alors le coup d’État de Ben Ali commis le 7 novembre 1987. Appelé également « coup d’État médical » ou encore tahawwul al-mubarak (le « changement salutaire »), il a conduit à la destitution de Bourguiba, jugé vieillard impotent et sénile, par son Premier ministre.

Cette première révolution de Jasmin a instauré de nouvelles pratiques de gouvernance – le clientélisme, la corruption, le népotisme et la répression – qui ont duré vingt-trois ans, jusqu’à l’immolation en 2010 d’un jeune chômeur de 27 ans, Mohamed Bouazizi, originaire de Sidi Bouzid. Ce marchand ambulant de fruits et légumes s’était vu confisquer sa marchandise car il n’avait pas pu produire l’autorisation officielle qui lui permettait de vendre sur la place publique. Ce « fait porteur d’avenir »1 a abouti au départ stupéfiant et inespéré de Ben Ali et de sa famille le 14 janvier 2011, date de l’an I de la révolution tunisienne, vers l’Arabie saoudite. L’expression « révolution de Jasmin » renvoie donc à deux moments antinomiques : celui des temps sombres du régime policier de Ben Ali et celui de l’espérance révolutionnaire liée à la chute du dictateur honni.

L’ÉMERGENCE D’UNE SOCIÉTÉ CIVILE

Revenons à Mohamed Bouazizi, figure emblématique et héroïque de la résistance tunisienne. Son acte suicidaire, accompli publiquement, est devenu un acte fondateur qui, une fois connu et médiatisé par les réseaux sociaux, a entraîné un mouvement social qui a fini par atteindre la capitale le 27 décembre 2010.

Mais les émeutes populaires de l’hiver 2010-2011 s’inscrivent dans une histoire ponctuée depuis l’indépendance par des crises majeures. Entre 1978 et 1984, sous Bourguiba, la Tunisie a connu deux crises marquées par des révoltes populaires et réprimées par l’armée2. En 2008 encore, sous Ben Ali, les révoltes du bassin minier de Gafsa ont mobilisé de larges pans de la population et peuvent apparaître comme la répétition de 2010-2011.

L’histoire de ces mouvements permet de mieux comprendre l’émergence d’une société civile tunisienne, actrice majeure de la prise en main de la contestation. Dévoilée dans ses formes politisées, militantes et citoyennes, elle est le produit d’un réseau d’organisations qui, à la fin des années 1970, et malgré la répression systématique des régimes autoritaires de Bourguiba et de Ben Ali, a tissé patiemment sa toile dans les milieux académiques, syndicaux, les corporations professionnelles et dans les classes moyennes. Ce sont ces organisations civiles (le « quartet ») qui ont reçu le prix Nobel de la paix en 2015. L’inscription du mouvement contestataire dans la société tunisienne au cours de ces quatre dernières décennies et la maturité citoyenne de la société civile expliquent, en partie, l’effondrement rapide du régime dictatorial de Ben Ali. Car 28 jours ont suffi à mettre fin à une dic- tature qui semblait solidement arrimée à un système complexe d’allégeances et au soutien des démocraties occidentales. Jusqu’au 14 janvier 2011. Les dirigeants occidentaux voyaient dans la Tunisie de Ben Ali le bon élève du monde arabe : le seul État du Maghreb qui assurait la stabilité sécuritaire et la politique de soutien antiterroriste et qui offrait les conditions idéales de séjour pour les touristes européens.

Ils étaient en cela sensibles à la fameuse « exception tunisienne » tant vantée par Ben Ali. Celle-ci reposait principalement sur un modèle économique performant, moderne et intégré dans le réseau d’échanges mondiaux ; sur le Code de statut personnel de 1956 qui accorde à la femme tunisienne une émancipation inégalée dans le monde arabe ; enfin sur l’éducation très poussée du peuple tunisien.

Mais depuis 2011, par effets de miroirs inversés, cette exception tunisienne ne repose plus sur les instrumentalisations idéologiques de Ben Ali, mais sur un constat objectif à l’échelle géopolitique. La Tunisie semble bien, en effet, être le seul pays arabe à avoir réussi sa transition démocratique. Entre le chaos libyen, la reprise en main féroce du pouvoir par l’armée égyptienne, la répression à Bahreïn, la remise en question tragique des États syrien, irakien et yéménite et l’avancée inexorable de l’État islamique, la Tunisie apparaît comme le seul pays à maintenir un équilibre fragile entre volonté démocratique et vieux réflexes autoritaires.

En effet, depuis la fuite de Ben Ali, la Tunisie peut se prévaloir à la fois de l’adoption, le 26 janvier 2014, de la constitution la plus démocratique du monde arabe et de l’exercice réussi, transparent et incontestable, de deux scrutins nationaux (législatif en octobre 2014 et présidentiel en décembre 2014). Cette singularité dans le paysage politique régional ne cesse d’être interrogée par les observateurs politiques. Mais les Tunisiens eux-mêmes, partagés entre le vertige de la liberté retrouvée et les réalités économiques et sociales bien éloignées des mensonges de la propagande de la dictature, laissent exprimer des inquiétudes doloristes sur les années de révolution.

Même la reconnaissance internationale avec l’attribution du prix Nobel de la paix au Quartet semble, curieusement, être un non-événement pour la population. C’est que la Tunisie de l’après-révolution en 2011 ne ressemble plus guère aux représentations idéales tant vantées sous le régime de Ben Ali. Les réalités économiques, territoriales, politiques émergent dans leurs fractures, leurs inégalités, leurs impasses et laissent voir le chômage endémique et alarmant d’une jeunesse diplômée, la pauvreté extrême de régions enclavées et oubliées par les politiques de développement et la menace terroriste alimentée notamment par la frontière libyenne devenue dangereuse. Elles révèlent également une classe politique tâtonnante et expérimentant, dans l’urgence sécuritaire et la protection des institutions de l’État, la démocratisation dans toutes ses difficultés et ses défis.

ENNAHDA AU POUVOIR

Le 23 octobre 2011, une Assemblée nationale constituante (ANC) fut élue avec la lourde tâche de rédiger une nouvelle Constitution et de désigner un gouvernement provisoire. Les débats entre les jeunes députés ont été diffusés par la télévision nationale et ont cristallisé les clivages de la nouvelle scène politique. Les questions concernant la séparation des pouvoirs constitutionnels, le statut des femmes, la place de la charia, le choix des modes électoraux, l’identité nationale, la justic transitionnelle et la sécurité de l’État ont occupé le débat public dans une transparence brutale.

Ce long chemin vers la démocratisation a laissé apparaître des configurations inédites. Premier paramètre : l’installation d’un acteur politique nouveau, le parti islamiste tunisien Ennahda. Créé en 1981, longtemps interdit et réprimé, il est revenu en force. Légalisé le 1er mars 2011 par le gouvernement d’Union nationale tunisien, il a obtenu la majorité relative (90 sièges sur 210) aux élections de l’Assemblée nationale constituante sur un programme de moralisation religieuse de la vie politique et de lutte anticorruption. C’est une Tunisie islamo-conservatrice inconnue et/ ou ignorée de la Tunisie laïque et progressiste qui a fait entendre sa voix et fait une entrée fracassante sur la scène politique tunisienne. Fortement inspiré des Frères musulmans égyptiens et auréolé de son lourd tribut payé par son opposition au pouvoir, Ennahda place l’islam politique au cœur de l’échiquier tunisien en déchaînant les craintes et les fantasmes de la part de l’opinion progressiste et laïque et les espoirs d’une vie meilleure de la part de son électorat.

La configuration géopolitique voisine, telle qu’elle s’est dessinée, en 2012-2013, avec la chute de Kadhafi en Libye et la présidence de Morsi en Égypte, a laissé craindre un scénario semblable pour la Tunisie. Pourtant Ennahda, avec son leader Rached Ghannouchi, a joué la carte de la pluralité et du pragmatisme politique.

Le gouvernement provisoire formé en décembre 2011, avec à sa tête Hamadi Jebali puis Ali Larayedh, était un gouvernement de coalition, appelé troïka. Ennahda y a en effet associé les deux autres partis les plus hostiles à l’ancien régime de Ben Ali : le CPR (Congrès pour la république) et Ettakatol (parti social- démocrate fondé en 1994). Mais le parti a multiplié les maladresses et les incompétences. Son inexpérience de la gestion politique et économique a alimenté un ressentiment diffus à l’échelle nationale.

Même si le gouvernement s’est voulu non partisan et a tenté de s’adapter à une demande sociale de
pluralité politique, la critique a été très sévère. Tout au long de l’année 2013, manifestations et contestations de rue ont réclamé le retrait d’Ennahda de la scène politique. Ce retrait du gouvernement eut lieu après l’adoption de la nouvelle Constitution le 26 janvier 2014. Les deux années d’Ennahda au pouvoir ont marqué la conscience politique de la Tunisie post- révolutionnaire comme un épisode de gouvernance anxiogène et alarmant. Pourtant, l’histoire retiendra la conjugaison inédite d’un parti islamiste prêt à partager le pouvoir (et qui a toujours défendu son positionnement démocrate) avec d’autres partis libéraux. La convergence de ces forces politiques a certainement contribué à éviter la fracture nationale tant redoutée au cours des deux premières années qui ont suivi la chute de l’ancien régime.

Le deuxième paramètre est celui de l’expérience de la violence terroriste et de la crise économique. Sortis de la logique sécuritaire et de la régulation de l’ordre, longtemps garanties par la police politique du régime autoritaire, les Tunisiens ont fait l’expérience, sur la scène politique, de la violence brutale et de l’affirmation décomplexée des salafistes radicaux. La violence des prêches dans les mosquées intégristes, l’assaut de l’ambassade américaine le 14 septembre 2012 par des militants salafistes, les assassinats de Chokri Belaïd (6 février 2013) et de Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), deux hommes politiques connus pour leur opposition aux islamistes, ont plongé le pays dans une anxiété profonde et une stupeur médusée.

Les partis au pouvoir ont été accusés de connivence, de laxisme, et l’aile ultraconservatrice d’Ennahda fut directement accusée d’avoir commandité les assassinats. Ils sont également considérés comme les principaux responsables de la détérioration de la situation sécuritaire. Quoi qu’il en soit, le pays doit faire face aux attaques meurtrières des groupes djihadistes du mont Chaambi (à l’ouest de la Tunisie) et à la dangerosité de la frontière libyenne demeurée ouverte jusqu’aux derniers attentats de novembre 2015.

À LA CROISÉE DES CHEMINS

Cette frontière qui, jusqu’à la chute de Kadhafi représentait un des espaces économiques les plus dynamiques et florissants du Maghreb, s’est transformée en quelques années en un lieu de passages et de trafics maffieux en tout genre, notamment d’une partie de l’arsenal de la défunte armée de Kadhafi. Par la suite, les attentats meurtriers du musée du Bardo (18 mars 2015), Sousse (26 juin) et de Tunis (24 novembre) ont montré l’extrême vulnérabilité de la Tunisie dans un contexte de djihadisme mondialisé.

Aujourd’hui, si la Tunisie semble le seul pays du monde arabe à poursuivre sa transition politique dans un jeu d’équilibriste périlleux, elle est également le pays de la région qui fournit le contingent le plus important des candidats djihadistes partis s’entraîner en Syrie, en Irak puis dans la Libye toute proche. Longtemps étouffée par la propagande d’État qui présentait la menace terroriste comme un phénomène extérieur à la Tunisie, la société découvre, frappée de stupeur, une jeunesse prête à en découdre et installée dans des logiques de combat qui dépassent les frontières nationales.

Expérience de la violence terroriste mais également expérience d’une crise économique sans précédent. La fuite de Ben Ali a sonné le glas du fameux modèle économique tunisien. L’ampleur de la dette, la fuite des capitaux, le départ précipité des entreprises étrangères, le marasme du secteur touristique ont déstabilisé l’économie du pays. Sans compter la révélation, dans tous ses détails, par la Banque mondiale  – sans doute honteuse de sa complaisance à l’égard du régime de Ben Ali – de « l’économie de prédation » qui sévissait sous Ben Ali : des pans entiers de l’économie tunisienne, réservés exclusivement au camp présidentiel (une centaine de personnes) et interdits aux investisseurs tunisiens et étrangers. Le temps est bien loin où le Forum économique mondial sur l’Afrique, tenu en 2007, plaçait la Tunisie comme l’économie la plus compétitive du continent.

Cinq ans après la révolution, la réalité de la Tunisie est celle de la lutte des classes, des inégalités régionales criante de vérité et de la pauvreté. Même si la Tunisie a mené ces vingt dernières années une politique qui a fait passer le taux de pauvreté de 43% en 1997 à 17% en 2015, plus d’un million et demi de Tunisiens vivent en dessous du seuil de pauvreté.
L’unanimisme des slogans de la révolution de Jasmin a fait place aux divergences politiques. Pourtant, ce petit pays méditerranéen de 11 millions d’habitants, où la distance du nord au sud se parcourt en une seule journée, demeure la seule république civile du monde arabe.

Quel rôle peut jouer le nouveau président ? 
Béji Caïd Essebsi, devenu le 21 décembre 2014 le premier président de la République élu au suffrage démocratique, est un « dinosaure » de la politique tunisienne, ancien compagnon de route de Bourguiba et du dictateur Ben ali, âgé de 89 ans. Avec son parti, Nidaa Tounès (la « voix de Tunisie ») qui a remporté les élections législatives d’octobre 2014 et fait perdre sa place de premier parti poli- tique à Ennahda, il regroupe autour de lui aussi bien des opposants de gauche, des destouriens, des syndicalistes, des hommes d'affaires et des anciens du parti politique du dictateur Ben Ali, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique). La crainte d’une restauration de l’ancien régime et d’un basculement dans la fracture politique impose une politique d’union nationale qui explique l’exemplarité de la transition tunisienne. 

Considérée comme le laboratoire d’expériences de la démocratie dans le monde arabe, la Tunisie prend à bras-le-corps les questions incontournables de la légitimité politique et de ses élites au pouvoir ; de la protection de ses institutions ; du bien commun, de la citoyenneté et de la gestion de son passé et ses multiples mémoires. Pour pouvoir répondre à la question lancinante : à quoi a servi la révolution ?



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