mercredi 25 mars 2015

Polarisation politique et montée des partis laïques


Ennahda


Le parti Ennahda a été jugé en grande partie responsable de ces événements. La plupart des partis d’opposition ainsi que des Tunisiens favorables à la laïcité, et même certains islamistes, accusent Ennahda d’avoir encouragé la montée du salafisme en Tunisie. Certains groupes, dont le comité indépendant d’enquête et de suivi de l’affaire Chokri Belaïd créé par des proches de ce dernier peu après son assassinat, ont même tenté d’attribuer directement les assassinats à Ennahda. Ils ont également blâmé le parti d’avoir soutenu un durcissement religieux après la révolution et d’avoir cherché en priorité à nouer le dialogue avec les ultraconservateurs plutôt qu’à
les affronter. Beaucoup de Tunisiens accusent aussi certains membres du parti au pouvoir d’avoir entretenu des relations étroites avec les salafistes, dont certains djihadistes maintenant liés aux assassinats.
Ainsi, la décision d’Ennahda de désigner Ansar al-Charia comme organisation terroriste, après que certains de
ses membres eurent été soupçonnés d’avoir joué un
rôle dans les assassinats, a été prise sous l’effet des énormes pressions exercées par les partis d’opposition. Au lendemain des assassinats, ceux-ci se sont unis pour créer le Front populaire, l’Union pour la Tunisie et le Front de salut national, et ont lancé un appel au renversement du gouvernement. Divisés entre eux avec d’une part,

une aile dogmatique et, d’autre part, une aile plus pragmatique, de nombreux membres d’Ennahda étaient farouchement opposés à la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste. L’aile dogmatique du
parti a accusé ses dirigeants de réprimer un mouvement islamiste en grande partie pacifique comme l’avait fait Ben Ali dans les années 1990, en soutenant que cette façon d’agir ne faisait que favoriser la radicalisation. En fait, beaucoup de salafistes ont quitté Ansar al-Charia après sa désignation comme organisation terroriste. Certains sont partis par crainte des conséquences légales, alors que d’autres étaient simplement scandalisés par les allégations du gouvernement selon 
lesquelles des membres de l’organisation avaient joué un rôle dans les assassinats. Ceux qui sont restés sont les membres les plus radicaux qui mènent maintenant leurs activités dans la clandestinité, ce qui, au bout du compte, ne fera que rendre la tâche de les maîtriser plus difficile pour le gouvernement.
L’aile jeunesse d’Ennahda s’est particulièrement opposée à la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste. Bien des jeunes membres sont idéologiquement près de l’aile dogmatique et des salafistes. Selon des sources internes, dès mars 2012, lorsqu’Ennahda a décidé d’abandonner l’idée d’inclure une mention de la charia dans la Constitution, jusqu’à 20 % des jeunes membres ont quitté le parti. D’autres démissions, dont celles de membres haut placés du parti, ont été signalées à la suite de la désignation d’Ansar al-Charia comme organisation terroriste et de la crise au sein du gouvernement. À la fin de novembre 2013, les membres majoritaires du bureau régional d’Ennahda à Gafsa ont démissionné, invoquant des différends avec les dirigeants du parti.
Alors que certains membres de l’opposition politique laissent croire à une scission au sein d’Ennahda, il est plus probable que le parti accélérera l’application de sa décision de séparer le mouvement religieux de son aile politique. Une telle mesure aurait pour effet d’apaiser bon nombre des militants qui accusent les islamistes au pouvoir de pragmatisme et croient que la religion a souffert du fait d’avoir été associée à la politique. Comme premier indice de cette séparation, le dirigeant d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, a créé
un « Comité 21 » dirigé par Zied Ladhari et d’autres pragmatistes, qui deviendra probablement une force importante au sein de l’aile politique du parti.
Contrairement à la situation en Égypte, Ennahda demeurera une
force importante sur la scène politique tunisienne malgré l’opposition du parti Nida Tounes. Dirigée par Béji Caïd Essebsi, cette coalition jouit, selon les récents sondages, du soutien d’environ 30 % de la population, soit un peu plus qu’Ennahda. Toutefois, il est peu probable qu’elle arrive mieux qu’Ennahda à régler les difficultés politiques et économiques et les problèmes liés à la sécurité auxquels se heurte
la Tunisie, et ce, à cause de sa fragmentation idéologique. En fait, Nida Tounes regroupe d’anciens membres du Rassemblement démocratique constitutionnel (RCD), le parti de Ben Ali, ainsi que
des membres des partis destouriens, des gauchistes, des militants 
syndicaux et des indépendants. La présence de ces divers courants idéologiques a été une source de division, à tel point que le parti
n’a pas encore réussi à tenir sa conférence de fondation. Les membres n’arrivent pas à s’entendre sur la question de savoir si les dirigeants devraient être élus ou nommés, puisque les gauchistes, les indépendants et les membres des partis destouriens craignent que le RCD ne domine le parti.

Conséquences à court et à long terme pour la Tunisie et la région

La scission interne a aussi empêché Nida Tounes de créer une aile jeunesse. L’idée selon laquelle la création du parti et la nomination des membres pourraient être confiées à des jeunes n’a pas retenu l’attention. Nida Tounes n’arrivera probablement pas lui non plus à éliminer les causes profondes de la radicalisation des jeunes. On peut plutôt s’attendre à ce qu’il suive l’exemple d’Ennahda et recoure principalement à la force pour contrer les menaces djihadistes croissantes.
L’impasse politique actuelle et l’arrivée au pouvoir probable d’un gouvernement technocrate à l’issue du dialogue national ne font
que retarder les vastes réformes socioéconomiques et liées à la sécurité nécessaires pour lutter contre la radicalisation et empêcher les djihadistes d’entrer en Algérie et en Libye. En fait, les autorités n’ont pas encore élaboré de stratégie pour gérer le retour éventuel des 2 000 Tunisiens qui se battent actuellement en Syrie. Comme
le gouvernement technocrate sera surtout chargé d’organiser les prochaines élections, on ne peut s’attendre à ce que les conditions de sécurité en Tunisie s’améliorent de façon marquée à moyen terme.

Ces sombres perspectives ne devraient toutefois pas mener à une surestimation de la menace djihadiste en Tunisie. Loin d’être des acteurs dominants, les djihadistes salafistes en Tunisie jouissent beaucoup moins de l’appui de la population que ceux en Libye voisine, par exemple. Même la plupart des Tunisiens qui appuient le djihad en Syrie s’opposent à une telle lutte en sol tunisien. En outre, la topographie de la Tunisie ne se prête pas à des opérations djihadistes massives, contrairement à la vaste région du Sahel dans les pays voisins ou aux montagnes de l’Algérie. De plus, la majeure partie
de la région du mont Chaambi, relativement petite (70 kilomètres carrés), a été bombardée ou est surveillée par les forces de sécurité. 


La frontière avec la Libye est maintenant mieux sécurisée grâce à l’établissement d’une zone tampon en août 2013. Cela dit, ce n’est qu’en adoptant une stratégie plus diversifiée en matière de sécurité et en coopérant de plus près avec les services de sécurité de la région que la Tunisie pourra atténuer la menace djihadiste. 


dimanche 22 mars 2015

Polarisation politique, radicalisation des jeunes et conséquences pour la région


Marginalisation et radicalisation des jeunes 


La tenue des premières élections libres et équitables en Tunisie
à l’issue du « printemps arabe » a été proclamée partout dans le monde comme un modèle de réussite. Toutefois, peu d’attention
a été accordée au fait que seulement 27 % des jeunes ont voté. Désillusionnés par la politique, ils étaient nombreux à penser que ni les partis laïques engagés dans des querelles intestines, ni l’option islamiste, Ennahda, ne tenaient compte de leurs préoccupations. L’incapacité de ces partis à les intégrer en témoigne d’ailleurs. En fait, alors que les jeunes âgés de moins 30 ans représentent 50 % de la population, seulement 4 % des membres de l’Assemblée constituante font partie de ce groupe d’âge. Cet état de choses a amené bien des jeunes à accuser leurs dirigeants de s’être « approprié » la révolution.

À cette marginalisation politique s’ajoute la situation économique difficile en Tunisie, dont les jeunes sont les principales victimes. Peu après la chute du régime de Zine el-Abidine Ben Ali en janvier 2011, un sondage d’opinion a révélé que la plupart des jeunes Tunisiens s’attendaient à ce que leur situation s’améliore dans les deux prochaines années. Pourtant, presque trois ans après la révolution, les étudiants d’université connaissent les taux de chômage les plus élevés au pays. En ce moment, environ 34 % des titulaires d’un diplôme universitaire sont sans emploi, soit presque 10 % de plus qu’avant la révolution. Cette situation est étroitement liée à un autre problème nouveau : le nombre croissant de jeunes qui ne se rendent pas à la fin de leurs études. Les étudiants ne se présentent pas aux cours et aux examens parce qu’ils sont convaincus qu’un diplôme universitaire ne leur ouvrira pas de portes sur le marché du travail.
Dans un tel contexte, les jeunes Tunisiens deviennent particulièrement susceptibles de se livrer à des activités criminelles et de se tourner vers l’islam radical. En fait, la plupart des salafistes en Tunisie, y compris ceux qui appartiennent à la mouvance djihadiste violente, sont âgés de moins de 30 ans, et leurs rangs ne cessent de grossir. Pourtant, les causes de la montée du salafisme en Tunisie sont complexes, d’autres facteurs à l’échelle nationale et régionale entrant en jeu. Par exemple, les libertés nouvellement acquises
à la suite de la révolution ont permis à des prédicateurs, souvent 
d’Arabie saoudite, de se rendre en Tunisie pour propager leurs croyances ultraconservatrices. En outre, le gouvernement intérimaire de Béji Caïd Essebsi a libéré tous les prisonniers politiques, dont 300 djihadistes salafistes d’expérience.
Parmi ces prisonniers figurait Abou Iyad qui, dès sa mise en liberté, a fondé Ansar al-Charia, le groupe salafiste le plus important en Tunisie. Cette organisation n’a pas tardé à prendre de l’ampleur, ayant attiré quelque 5 000 personnes lors de son premier congrès tenu en mai 2012 à Kairouan. Elle a concentré ses activités sur la dawa, soit la prédication et la propagation de l’islam, ainsi que sur des œuvres
de bienfaisance. Les dirigeants et certains des membres du groupe croient au djihad, mais Abou Iyad ne cesse d’insister sur le fait que la Tunisie ne s’y prête pas. Par contre, il a appuyé ouvertement le djihad dans d’autres pays de la région.
De nombreux jeunes Tunisiens ont combattu dans la guerre contre le colonel Kadhafi, ce qui leur a permis de suivre un entraînement et d’obtenir des armes qui ont souvent été introduites illicitement en Tunisie. L’intervention de la France au Mali a aussi incité certains Tunisiens à se battre aux côtés des séparatistes touaregs et des rebelles islamistes liés à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Lorsqu’ils ont été évincés du nord du Mali, certains combattants sont partis pour la Tunisie et se sont cachés dans la région du mont Chaambi ainsi que dans le gouvernorat du Kef. À l’heure actuelle toutefois, la Syrie est plus attirante, quelque 2 000 Tunisiens se battant contre le régime Assad aux côtés des membres du Front al-Nusra.
Les assassinats, en février et juillet 2013 respectivement, de
Chokri Belaïd et de Mohammed Brahmi—tous deux figures de proue de l’opposition politique qui critiquaient farouchement le gouvernement islamiste—découlent directement de ce processus de radicalisation

et, plus particulièrement, de l’union des forces djihadistes nationales et régionales. Bon nombre des personnes qui auraient joué un rôle dans les assassinats avaient suivi un entraînement à l’étranger avant de soutenir la cause djihadiste en sol tunisien. De même, le modus operandi des responsables du massacre sanglant de membres des forces de sécurité au cours des derniers mois rappelle celui des islamistes radicaux ayant des liens avec al-Qaïda.


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