mercredi 11 avril 2018

Mehdi Jomâa « La politique, c’est les résultats, pas les discours »

Extrêmement sévère avec les gouvernants actuels, l’ancien Premier ministre veut incarner une troisième voie, ni de droite ni de gauche, mais fondée sur une vision stratégique claire.


Mehdi Jomâa
Mehdi Jomâa, mars 2018

Les Tunisiens ont plutôt un bon souvenir de Mehdi Jomâa : en un an seulement, entre janvier 2014
et janvier 2015, il a su organiser des élections législatives et présidentielle exemplaires, alors que le pays était au bord de l’implosion. Il a laissé l’image d’un Premier ministre pondéré, dynamique, avec des idées claires, qui n’a jamais cédé aux querelles politiques ni aux foucades du président de l’époque, Moncef Marzouki, ce qui n’était pas gagné d’avance. À la fin de sa mission, même s’il fut un temps question d’une candidature à la présidentielle dans les salons tunisois, il est devenu, à 52 ans, le plus jeune retraité de la vie politique tunisienne. Cet ingénieur de formation, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans une filiale du groupe Total, se serait bien vu retrouver le secteur privé. Les circonstances – l’aggravation de la situation économique, l’absence, selon lui, des réformes qu’il juge indispensables pour éviter un naufrage annoncé, le discrédit des politiques et les appels du pied de ceux qui ont apprécié son passage à la tête du gouvernement – en ont décidé autrement. Il lance ainsi, au début de 2016, son think tank, Tunisie Alternatives. Qui se muera ensuite en un véritable parti politique. Par tempérament comme du fait d’un inévitable apprentissage des us et coutumes politiciens et médiatiques, il se fait d’abord très discret, plus soucieux de réunir et de convaincre ceux avec qui il entend mener cette nouvelle aventure que de courir les plateaux télé ou les salles de rédaction. Idem au sujet des attaques et des insinuations pernicieuses dont il a fait l’objet quand ses adversaires ont compris qu’il rejoignait le marigot politique : jamais il n’y a répondu. Une prudence de Sioux qui a désorienté ses partisans, ses soutiens comme certains membres de son entourage, qui le pressaient de franchir le Rubicon. C’est désormais chose faite, et personne n’en doute plus, même s’il prend grand soin de botter en touche lorsqu’on lui demande s’il sera sur la ligne de départ lors de la présidentielle de 2019. Sa stratégie est claire : incarner une troisième voie, ni de droite ni de gauche, une personnalité neuve susceptible de séduire des électeurs déçus par la classe politique et les partis traditionnels. Voilà qui rappelle furieusement l’ascension d’un certain Emmanuel Macron.

Cinq axes principaux

À 55 ans, le natif de Mahdia a beaucoup d’atouts dans sa manche. Il bénéficie d’une certaine virginité dans la sphère politique tout en pouvant se prévaloir d’une expérience certaine de la chose publique et de la gestion des affaires de l’État. Sa connaissance du monde de l’entreprise, sa maîtrise de l’économie – le vrai problème de la Tunisie – et son bilan au sein puis à la tête du gouvernement plaident pour lui. Comme le fait qu’il est, pour l’instant, le seul à avoir fait part de sa vision pour la Tunisie, articulée autour de cinq axes principaux : cohésion nationale et sociale, gouvernance (fondée sur le mérite et la compétence), économie adaptée à son environnement, nouvelles technologies et place du pays à l’international (centre d’excellence, pays de neutralité positive et de liberté). Parmi ses handicaps, sa relative naïveté face à des concurrents plus madrés, sa méconnaissance des entourloupes de la politique politicienne et, surtout, le fait qu’il ne soit pas prêt à tout (ou presque) pour parvenir à Carthage. Autre écueil de taille, la limitation de ses moyens financiers – le nerf de la guerre dans toute bataille électorale.

Si son positionnement ressemble beaucoup à celui de Macron un an avant son élection, ce dernier a tout de même bénéficié d’un concours de circonstances inouï (renoncement de François Hollande, défaite d’Alain Juppé lors de la primaire de la droite et du centre, affaire Fillon, qualification de Marine Le Pen pour le second tour) et de la décrépitude du Parti socialiste. Le paysage tunisien est différent, Nidaa Tounes et Ennahdha dominent toujours largement la scène. Pour mieux cerner Mehdi Jomâa et comprendre son ambition, nous l’avons rencontré, le 5 mars, en fin de journée. Il a répondu à nos questions, sans en avoir exigé le contenu au préalable, en toute décontraction.

Blog : Les élections municipales, après moult reports, se tiendront finalement le 6 mai. Quels en sont les enjeux ?

Mehdi Jomâa : C’est enfin l’occasion de renouer la confiance avec les citoyens. Il est primordial aujourd’hui de faire émerger une nouvelle classe politique et un nouveau leadership. Ces municipales concernent tout de même 7 500 élus. Ensuite, les villes et les villages traversent d’importantes difficultés depuis la révolution. Il est grand temps de tourner cette page, de traiter leurs demandes et les services de proximité que l’État doit leur rendre. Ce qui m’inquiète, en revanche, c’est qu’un transfert des responsabilités vers les localités a aujourd’hui été mis en place. Or rien n’a été fait pour l’assumer. L’affectation des ressources nécessaires, qu’elles soient humaines ou financières, est inexistante. Pas une ligne dans le budget 2018 !

Comment réagissez-vous à l’invalidation d’un certain nombre de listes par l’Instance supérieure indépendante pour les élections ?

Cela ne concerne qu’un peu plus d’une centaine d’entre elles et fait partie du processus normal. L’abondance des candidats et des listes est une bonne nouvelle.

Manifestations populaires en janvier, inscription de la Tunisie sur la liste noire de l’Union européenne, loi de finances 2018 particulièrement décriée... La situation économique semble particulièrement délicate.

L’avènement d’une majorité démocratiquement élue en 2014 devait nous permettre de mener à bien les réformes indispensables à une véritable transition économique. Depuis, plusieurs gouvernements se sont succédé. Résultat : rien. Pas de vision, pas de programme, pas de réforme. Évidemment, la situation globale n’a pu qu’empirer. Le seul point positif, c’est l’amélioration de la sécurité et la lutte contre le terrorisme.

Que faut-il faire selon vous ?

Ce que nous avions préconisé avant de partir : revoir de fond en comble la fiscalité, l’administration, le système de subventions, les caisses de retraite, etc. Il faut de l’audace, de la clarté, partager cette vision avec la population, donc de la pédagogie, et une équipe commando chargée de mener ces réformes qui soit compétente, cohérente et ne perde pas de temps à jouer les équilibristes politiques...

Vous êtes particulièrement sévère avec les dirigeants actuels...

Je ne fais que juger les actes posés, ceux qui ne l’ont pas été et la situation générale du pays. La politique, c’est les résultats, pas les discours. Après les élections, l’alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha nous a justement été vendue comme celle d’une large majorité susceptible de pouvoir accomplir les réformes nécessaires, élargie par la suite avec les accords de Carthage. Elle avait les moyens politiques des ambitions de la Tunisie. Finalement, ces ambitions ont été enterrées.

La question de l’islam politique a longtemps divisé les Tunisiens, notamment en 2013. Au point de contraindre Ennahdha à proclamer son aggiornamento officiel. Quelle est votre position sur ce sujet ?

La question est réglé par la Constitution : il n’y a aucune place pour l’islam politique en Tunisie. Nous sommes unis par notre histoire et notre culture. Les seules discussions qui nous intéressent dans le cadre d’un État civil et séculier, c’est comment nous développer, créer de la prospérité, garantir la liberté et la sécurité, nous responsabiliser.

Constitution : il n’y a aucune place pour l’islam politique en Tunisie. Nous sommes unis par notre histoire et notre culture. Les seules discussions qui nous intéressent dans le cadre d’un État civil et séculier, c’est comment nous développer, créer de la prospérité, garantir la liberté et la sécurité, nous responsabiliser.

Votre parti se nomme Tunisie Alternatives (Al-Badil Ettounsi). Concrètement, que proposez-vous de nouveau alors que les Tunisiens font preuve d’une défiance accrue vis-à-vis de leur classe politique et qu’il existe déjà pléthore de partis ?

Je comprends le désarroi des Tunisiens pour les raisons évoquées précédemment, notamment l’absence criante de résultats, malgré les promesses. Or, moi, je ne suis pas issu de cette classe politique. Ce qui m’intéresse, c’est de réunir des personnes compétentes qui veulent s’engager pour
le pays et placent les intérêts de celui-ci au-dessus de tout, des intérêts personnels comme corporatistes. Pour faire de la politique autrement sans être enfermé dans des idéologies qui appartiennent au passé.

Vous êtes issu du secteur privé. Est-ce, selon vous, un avantage ou un handicap ? Compte tenu de la situation, c’est un avantage. 

Dans le monde de l’entreprise, on cherche tous les jours à se développer, à progresser, tout en rationalisant nos moyens. Ce qui prime, c’est la culture du résultat, la vision stratégique, la transpa- rence et l’efficacité. Nos dirigeants actuels sont tournés vers le passé. Le monde de l’entreprise regarde, lui, en permanence vers l’avenir. Cela ne prépare pas forcément à gérer un État, une nation...

Il se trouve que cet apprentissage, j’ai eu la chance de le faire lorsque j’étais ministre puis Premier ministre. Une expérience très riche. Un peu comme Emmanuel Macron en France [rires]...

De quelles références politiques, en Tunisie ou ailleurs, vous réclamez-vous ?

Je ne me réclame de personne. Je ne suis pas un idéologue, vous l’aurez compris, mais un pragmatique. Je ne suis ni de gauche ni de droite. Je suis pour la libération de l’initiative personnelle, mais aussi pour un État solidaire. Je crois aux valeurs du travail et de l’excellence, car je suis moi-même le fruit de l’ascenseur social, comme je crois aussi à celle de la solidarité. Je m’adresse aux deux Tunisie : celle qui a encore de l’ambition, mais aussi celle qui a cessé de rêver.

Parmi les nombreux débats de société qui ont agité le pays, lesquels vous semblent prioritaires ?

Je pense que la priorité des priorités, c’est notre situation économique et sociale. Nous devons rétablir une dynamique et donc renouer avec l’espoir. C’est ce qui nous donnera les moyens de défendre toutes les autres causes.

Quel principal enseignement avez-vous tiré de votre passage à la tête du gouvernement, entre janvier 2014 et février 2015 ?

D’abord la satisfaction immense de servir mon pays, d’être utile. J’ai également compris que la politique est le pire des métiers, mais qu’il doit être exercé par les hommes et femmes les meilleurs. Enfin, que la Tunisie regorge de compétences qui sont aujourd’hui gâchées. Nous avons tout ce qu’il faut pour devenir une terre de modernité, de créativité, de prospérité et de liberté.

Comment voyez-vous les élections législatives et présidentielle de 2019 ?

Nous avons commis l’erreur majeure de penser que la démocratie se limitait aux élections. Depuis la révolution, l’intégralité de la vie politique de notre pays est rythmée par les scrutins. En pensant que, pour être élu, il suffisait de multiplier les promesses qui ne seront jamais tenues ou de dénigrer l’adversaire. J’espère donc que ces élections seront l’occasion, enfin, de voir les candidats présenter de vrais programmes, bâtis autour d’un projet sincère qui permette d’explorer le potentiel qui est le nôtre.

Vous avez déclaré à plusieurs reprises « mener un combat pour votre pays ». Vous êtes de plus en plus visible et audible, tenez des meetings, avez créé votre parti : on imagine mal que vous ayez fait tout cela sans penser à la présidentielle de 2019. Pourquoi ne pas vous déclarer ?

Je ne vais tout de même pas me comporter comme ceux que je critique ! Pour l’instant, je m’attelle à rassembler les hommes et les femmes qui, à mon sens, sont les plus à même de sortir le pays du marasme dans lequel il se trouve. Mais je ne me présenterai pas si je n’ai pas un vrai programme, ambitieux, précis et pertinent.

Vous l’avez présenté, notamment lors de votre meeting de Sfax...

Ce n’est pas un programme, c’est une vision. C’est important, car c’est ce qui a manqué à nos dirigeants ces dernières années. Mais il faut la détailler, la nourrir avec les différents acteurs et avec les régions, vérifier que les politiques publiques que nous proposerons sont applicables et tiennent bien compte des réalités du terrain. Nous y travaillons.
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