mardi 3 juin 2014

Le syndrome de Siliana

Justice du moyen age




Tunisie corruption



Tribunaux défaillants et prisons engorgées, corruption, procédures tantôt expéditives, tantôt trop longues. La justice tunisienne, inégalitaire et où prévaut l’arbitraire, est à l’image du pays.

Bien mieux que tous les sondages d’opinion, les prisons nous renseignent sur l’état d'une société. Avocats et magistrats défaillants, tribunaux et prisons engorgés, procédures expéditives ou au contraire exagérément longues... le constat est sans appel: la société tunisienne ne se porte pas bien. Elle fait payer aux habitants des régions les plus pauvres et les plus délaissées le lourd tribut de ses archaïsmes et injustices. A eux la peine maximale. Résultat d'une justice à deux vitesses, de classe, implacable avec les faibles et indulgente avec les riches. La majorité des prisonniers sont pauvres et analphabètes, natifs des régions enclavées de Tunisie.

Ainsi, le quart des condamnés à mort est originaire du gouvernorat de Siliana. Ceux provenant de Jendouba, du Kef, de Sidi Bouzid ou de Gafsa, sont aussi surreprésentés. Telle est la géographie de la peine de mort, les inégalités socio-économiques expliquant en partie cette distorsion flagrante. La condamnation à mort paraît parfois la sentence d’une justice inéquitable, les arrestations découlant de la signature forcée des aveux, arrachés sous la torture au poste de police.

Quatre Tunisiens ont mené une mission d’enquête inédite dans les couloirs de la mort. Le journaliste Samy Ghorbal, la juriste Héla Ammar, la psychologue Hayet Ouertani et la biogueuse Olfa Riahi, exposent dans Le Syndrome de Siliana les défaillances du système judiciaire et pénitentiaire depuis Bourguiba, plaidant ainsi pour l’abolition de la peine de mort. A partir de chiffres nombreux et de données précises, de témoignages aussi éloquents que choquants, ce livre-enquête est le fruit d’un rigoureux travail d’investigation mené dans les couloirs de la mort. Il apporte un éclairage précieux et inédit sur la réalité de l’univers carcéral tunisien, tandis qu’il pointe les dysfonctionnements d’un système judiciaire où prévaut l’arbitraire.

Même si l’on pénètre dans le secret des prisons de la Monarguia ou de la Manouba, celles de Sfax ou du Sers, on se heurte toujours au tabou du suicide des condamnés. Il n’existe aucun chiffre à ce sujet. Grèves de la faim pour protester contre des conditions de détention parfois inhumaines, automutilations, violences, maladies chroniques, abus en tous genres s’inscrivent dans le quotidien des pavillons de la mort. Jusqu’en 1996, date des regroupements cellulaires, les prisonniers étaient enchaînés et reclus dans l’isolement.

Aujourd’hui, le sujet cristallise encore les tensions qui traversent le pays, bien que le président de Moncef Marzouki ait par deux fois gracié des condamnés à mort, en 2012 et 2013, en commuant leur peine en réclusion à perpétuité pour certains. Loin d'excuser les actes que certains prisonniers ont commis, les auteurs s’interrogent sur la peine de mort et l’équité d'un système judiciaire et carcéral qui semblent s’acharner sur les plus défavorisés.

Tout au long de l'histoire moderne de la Tunisie, la peine capitale a souvent été utilisée à des fins politiques. Les principales victimes sous Bourguiba ont été les instigateurs du complot de 1961, les yousséfistes, les étudiants islamistes ou encore les émeutiers de la « révolte du pain» de 1984. Même si depuis une vingtaine d’années prévaut un statu quo que l’on peut résumer à « ni exécution ni abolition », le châtiment persiste dans la loi pour créer un effet dissuasif tout en donnant une bonne image du pays sur la scène internationale.

L’Etat semble comme écartelé entre son désir de se mettre au diapason des standards internationaux en matière des droits de l'Homme et le principe d’islamité. Car même si le droit criminel tunisien est sécularisé, les châtiments corporels existent dans la charia et certains crimes peuvent justifier la peine de mort. C’est sur la base de cet argument que le parti Ennahdha peine à décider l’abolition, d'autant que cette mesure n’est pas soutenue par une franche volonté populaire. On se souvient que lors de l’abolition de la peine de mort en France, en 1981, 63% des Français étaient contre. Les dirigeants de l’époque, le ministre de la Justice Robert Badinter en tête, ont pourtant eu le courage nécessaire pour l’imposer. Verra-t-on un jour des dirigeants de cette envergure en Tunisie? Hélas, le débat sur la peine de mort est encore l’otage d’un affrontement dogmatique et stérile entre conservateurs et progressistes. Les conditions politiques n’étant pas encore réunies, le chemin vers une vrai justice risque d’être lent et semé d’embûches.


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