mercredi 23 septembre 2020

En Tunisie, le sort des blessés et des familles de martyrs de la révolution en suspens

Neuf ans après la révolution tunisienne, la liste définitive des blessés et des martyrs de la révolution n’a toujours pas été publiée. Le sujet fait encore polémique.

C’est sous une tente blanche parmi les chaises en plastique qu’il faut se frayer un chemin pour atteindre la famille de Tarek Dziri, un blessé de la révolution tunisienne de 2011.

Il a succombé à ses blessures le 18 janvier dernier à El Fahs dans la région de Zaghouan (nord). Makrem Ben Youssef  Dziri, son frère, parle avec une députée, rare personnalité à être venue rendre hommage à son frère. « Il est sorti crier “vive la Tunisie” en plein couvre- feu pendant la révolution et il a reçu deux balles dont une qui l’a laissé dans un fauteuil roulant jusqu’à sa mort. Tarek gardait beaucoup de séquelles physiques », témoigne Makrem.

La mort de Tarek Dziri a ravivé le douloureux sujet des blessés et martyrs de la révolution dont une liste non définitive a été publiée en octobre 2019 par le Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle fait l’objet depuis de plus de mille recours au tribunal administratif, car plusieurs familles n’y figurent pas et l’estiment incomplète.

Sur 7 713 dossiers traités, si 368 personnes ont été tuées lors de la révolution, seulement 129 répondent à la définition d’un martyr, à savoir « toute personne ayant été blessée ou tuée durant la période du 10 décembre 2010 au 28 février 2011 en voulant manifester ou exprimer une position politique pour la révolution ».

La liste ne compte plus que quelque 634 blessés, contre les 2 800 répertoriés juste après la révolution. Le sujet fait polémique et certaines familles n’ont toujours obtenu ni reconnaissance politique ni réelle compensation financière.

Si certains blessés ont bénéficié de dispositions dérogatoires comme une embauche sans concours après la révolution, d’autres s’estiment lésés et ont fait face à des déconvenues judiciaires lorsqu’ils ont porté plainte. D’autres encore semblent avoir été totalement oubliés tel le cas tragique de Tarek Dziri.

L’oubli des révolutionnaires

La maison où la famille habite symbolise à elle seule l’abandon dans lequel elle a été laissée. L’endroit est un ancien local du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti de Ben Ali. La famille s’y est installée après la révolution mais elle a été plusieurs fois menacée d’expulsion par les autorités locales. 

Pourtant, les grands blessés, au nombre de 22, devaient tous bénéficier d’un logement social. Les murs sont nus et portent des traces d’humidité, le mobilier est spartiate, certains matelas sont à même le sol. Le frère de Tarek évoque de nombreux problèmes de logement et d’entente avec la municipalité et le maire de la ville, ainsi que les difficultés de son frère à recevoir des soins.

« On a tout dit sur lui, on a dit qu’il n’avait pas été réellement révolutionnaire, qu’il faisait du chantage. On lui a détruit un commerce qu’il avait établi en ville. Et depuis six mois, il ne recevait plus l’argent pour ses médicaments », explique son frère. Le récit autour de la mort de Tarek reste confus. Ses proches parlent d’une septicémie à cause de l’infection de ses blessures et évoquent aussi l’impossibilité de trouver un hôpital qui accepte Tarek dans les heures qui ont précédé sa mort.

« Ce décès est réellement la concrétisation de notre échec en tant qu’activistes de Manich Msamah [un mouvement anti- corruption qui signifie « On ne pardonne pas » – ndlr]. Ce blessé était présent dans nos luttes, et nous, au final, nous avons échoué à l’aider pour faire reconnaître ses droits, admet Samar Tlili, une des jeunes activistes post-révolution. C’est aussi un rappel. Il est temps que l’on se rassemble de nouveau et que l’on aide tous les blessés de la révolution », insiste-t-elle.

Après la mort de Tarek Dziri, le président de la République Kais Saied a promis, lors d’une interview télévisée, de s’occuper des dossiers des martyrs et des blessés de la révolution. Il est également allé rendre visite à la famille. Mais aujourd’hui, c’est la publication officielle de la liste finale qui fait défaut. Elle doit émaner de la présidence du gouvernement.

Interrogée fin août, Rachida Ennaifer, chargée de la communication de la présidence, affirme que cette question reste une priorité pour Kais Saied. « Mais il a toujours défendu que la liste soit publiée afin que ceux qui n’y figurent pas ou ceux qui ont un souci avec puissent au moins intenter une action en justice et laisser le travail de la justice se faire. Parce qu’actuellement tout est bloqué tant que la liste n’est pas publiée », avance-t-elle, assurant que la présidence aide pour le moment à la prise en charge de certains blessés graves.

Une liste qui fait polémique

Neuf ans après la révolution, le dossier reste très problématique sur le plan politique comme le décrit Taoufik Bouderbala, président du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet avocat avait aussi présidé la commission chargée de la toute première liste en 2011. « Après la révolution, il y avait un besoin urgent de reconnaître et de compenser les familles. Nous avons établi une liste en mettant tous ceux qui avaient été tués et blessés durant la période révolutionnaire. Depuis, une loi a été mise en place qui définit des critères et donc sélectionne mieux qui a le droit à certaines compensations », dit-il.

Aujourd’hui, la nouvelle liste proposée fait le tri entre les personnes ayant été blessées seulement parce qu’elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment et les personnes décédées en manifestant pour les revendications de la révolution. Elle restreint aussi la période en la limitant à février 2011, alors que la première liste remise au gouvernement en 2012 l’étendait jusqu’au mois d’octobre (du 10 décembre 2010 au 20 octobre 2011).

À l’origine, la première liste établissait que la révolution avait fait 354 morts et 2 800 blessés. Parmi les morts, on comptait aussi 91 prisonniers décédés lors de l’ouverture des prisons et des mutineries qui ont eu lieu pendant la période, ainsi que 14 agents de police, un surveillant pénitentiaire et cinq militaires.

Mais toute la question après l’émotion révolutionnaire était de définir l’éligibilité au statut de « martyr » parmi ces morts. « Quelqu’un qui a reçu une balle perdue parce qu’il pillait un centre commercial pendant le couvre-feu doit-il avoir le même statut que quelqu’un qui est sorti manifester et risquer sa vie à Kasserine et Thala ? », demande Taoufik Bouderbala.

Avec la soumission de cette nouvelle liste, Taoufik Bouderbala a mis en avant plusieurs problèmes : 900 certificats médicaux par exemple ont été falsifiés pendant la révolution pour permettre à certaines personnes d’obtenir une compensation financière. « Nous avons des témoignages de médecins qui sous la menace ont dû faire de faux certificats pour attester que la personne avait été blessée pendant une manifestation. Certains l’ont fait et ont notifié le conseil de l’ordre pour garder une trace. Nous avons également des témoins qui ont confirmé que, pour 120 dinars à l’époque, ils pouvaient se procurer un faux certificat », rapporte Taoufik Bouderbala.

La perte d’espoir d’une reconnaissance

À l’époque de la Troïka, la coalition tripartite qui gouvernait le pays de 2011 à 2014, certaines familles (2 749 blessés et 347 personnes tuées par balle) avaient reçu 20 000 dinars de compensation financière (6 500 euros) et pour les blessés 6 000 dinars (2 000 euros), ainsi qu’une prise en charge des blessures, parfois avec des soins à l’étranger. Depuis, plus personne n’a rien eu, dans l’attente de la publication d’une liste officielle.

En restreignant les critères d’éligibilité au statut de martyr et de blessé de la révolution, les polémiques ne se sont jamais apaisées. Sans compter l’éparpillement des dossiers entre les tribunaux militaires, l’instance vérité et dignité chargée de la justice transitionnelle et les différentes commissions mises en place au sein des gouvernements successifs.

« C’est un vrai labyrinthe, il y a un manque de suivi et de centralisation des dossiers. Aujourd’hui, beaucoup de familles se sentent lésées, estiment qu’elles auraient dû figurer sur la nouvelle liste. Du coup, le gouvernement ne la promulgue pas par peur de créer des remous et cela bloque complètement le processus depuis des années », déclare Donia Ben Othman, avocate dans plusieurs dossiers des blessés et martyrs de la révolution.

Dans le cas des dossiers pris en charge par l’instance vérité et dignité, une liste de 892 victimes de violations entre le 17 décembre 2010 et le 28 janvier 2011 a été retenue sur 2 310 dossiers de plaintes déposés. Ces victimes comme les autres victimes de violations entre 1955 et 2013 devraient elles aussi bénéficier d’une réparation financière d’un fonds géré par l’État selon la loi. Elles sont également dans l’attente. Douze dossiers concernant 151 victimes de la révolution ont aussi été transférés par l’instance vers des chambres spécialisées, donc la justice est encore en cours sur certaines affaires.

Depuis la révolution, quatre blessés sont morts, dont Tarek. Certains n’arrivent pas à obtenir le suivi médical adéquat, d’autres ont tout simplement abandonné l’espoir d’une compensation financière ou d’une reconnaissance sociale. « Je ne veux plus rien de l’État, seulement qu’il reconnaisse ce que nous sommes et ce que nous avons donné au pays », dit amèrement Walek Karafi, un blessé de la région de Kasserine, amputé à la jambe.

Il avait 19 ans le 9 janvier 2011 lorsqu’il était sorti pour porter le cercueil d’un martyr, Mohamed Amine Mbarki. À l’époque, la police avait tiré sur le cortège et Walek avait été touché d’une balle à chaque jambe, dont une dans le genou. À 29 ans, il est venu enterrer Tarek, sans trop d’espoir pour lui et ses compères : « C’est simple, ceux qui nous gouvernent ne croient pas au fait qu’il y ait eu une révolution. »

Sur le plan politique, le sujet soulève la difficulté d’écrire un récit national sur la révolution qui convienne à tous. Sujet populiste vite oublié pendant la Troïka qui a également vécu deux assassinats politiques traumatisants, la question est pratiquement mise de côté sous le président Beji Caïd Essebssi (décédé le 25 juillet 2019), frileux avec le processus général de la justice transitionnelle et plutôt partisan d’une réconciliation administrative, entérinée par une loi en 2017.

Les élections législatives et présidentielle de 2019 ont marqué un « retour du refoulé », selon certains observateurs, avec plusieurs personnalités émanant de la révolution et utilisant des discours pro–révolutionnaires dans leur campagne. La figure du président de la République illustre également ce retour en force des demandes révolutionnaires face à la montée de courants populistes et favorables à l’ancien régime.

Des formations politiques comme le Parti destourien libre rejettent le terme même de « révolution » et ont suscité une polémique à l’Assemblée en refusant de célébrer la mémoire des martyrs au sein de l’hémicycle.

Du côté d’Ennahda, plusieurs députés réélus sous les deux mandatures sont dans le viseur des familles, car certaines estiment que la commission parlementaire dédiée aux blessés et aux martyrs de la révolution n’a pas fait suffisamment pression pour que les différents gouvernements agissent sur le sujet. Yamina Zoghlami, vice-présidente de cette commission et qui l’a également dirigée en 2011, n’a pas répondu aux nombreuses demandes d’interview.

Durant la dernière réunion de cette commission chargée des blessés et martyrs de la révolution, la députée du Courant démocrate Samia Abbou a admis que Tarek Dziri était mort à cause d’une défaillance et d’une négligence à tous les niveaux de la part de l’État. « Il est mort sans avoir de soins et après s’être fait renvoyer de plusieurs hôpitaux, ce n’est pas normal », a-t-elle asséné. 

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