lundi 6 juin 2016

Le fond de commerce d'Ennahdha


Ennahdha ne sort pas de l’islam politique




Rached Kheriji
Deux faces pour une même idéologie islamiste


Préparée avec soin, l’annonce a été diffusée à partir du 20 mai. Grassement payée à coup de millions de dollars, une agence internationale de communication a veillé à ce que les médias du monde entier s’en fassent l’écho en bonne place et soulignent que c’est là une évolution importante et très positive. 

Un vrai « changement » qui dépasse le pays où il a lieu, la Tunisie, et intéresse l’ensemble du monde musulman et la planète entière.

De quoi s’agit-il ?

Réunis du 20 au 22 mai en congrès, les islamistes tunisiens d’Ennahdha ont adopté une posture inédite concoctée par leur président, Rached Ghannouchi.

Ayant constaté que le qualificatif d’islamiste accolé à son parti comporte trop d’inconvénients et limite son expansion, il en est venu à estimer qu’il n’y a que des avantages à le mettre au rancart.

Il veut que les Tunisiens et le monde entier le sachent, et en tiennent le plus grand compte : Ennahdha serait désormais devenu un parti civil, qui se proclame démocratique.

Et Ghannouchi d’énoncer la formule magique que citeront les médias : « Ennahdha sort de l’islam politique pour entrer dans la démocratie musulmane. »

Tunisiens ou non, musulmans ou non musulmans, lecteurs du blog ou non, beaucoup me demandent ma réponse aux interrogations que cette initiative suscite : faut-il prêter foi à cette démarche et qu’annonce-t-elle pour la Tunisie ?

Les islamistes tunisiens peuvent-ils devenir de vrais démocrates ? Au pouvoir pendant trois ans, de fin 2011 à fin 2014, ont-ils montré qu’ils sont à même de gouverner un pays sous développé ?

Ces islamistes tunisiens et leur président ont une histoire qu’il est utile de rappeler. Leur formation a vu le jour au début des années 1980 sous le nom de Mouvement de la tendance islamique (MTI).

Réprimés par un Bourguiba déclinant, puis, après une courte période d’observation et une participation aux élections, par un Ben Ali déterminé à les éliminer, ils ont pris des coups mais se sont signalés par un sens avéré à la violence aveugle et même au coup d’État militaire. Sans succès.

Ils sont donc, à cet égard, les ancêtres des jihadistes d’aujourd’hui, et cela a laissé des traces.

Ceux de leurs dirigeants qui n’ont pas été arrêtés et condamnés se sont exilés en Europe. Ghannouchi, lui, s’est établi à Londres, où il a vécu vingt ans.

Il ne connaissait ni ne parlait le français, mais n’a pas jugé utile d’apprendre l’anglais, de sorte qu’à l’inverse d’un Houari Boumédiène, qui, arrivé au pouvoir, s’est obligé à apprendre le français, et à un Abdelilah Benkirane, chef des islamistes marocains, qui manie le français à la perfection, Ghannouchi ne connaît et ne parle que l’arabe.

Cela le rapproche des Arabes du Moyen-Orient et le distingue de l’écrasante majorité des Maghrébins. Significatif de sa personnalité, ce trait étonne : comment peut-on, au XXIe siècle, diriger un grand parti, et a fortiori un État, si on ne comprend aucune autre langue que la sienne ?
Les Suisses, les Suédois, les Israéliens, les Iraniens, entre autres, le savent bien, dont les dirigeants et leurs enfants s’astreignent au bi-, voire au trilinguisme.

Une question se pose : lorsqu’il sera au pouvoir, car c’est l’objectif qu’il s’est assigné, Ghannouchi favorisera-t-il le bilinguisme ou bien voudra-t-il que les Tunisiens ne pratiquent que la langue arabe ?

Lorsque, le 14 janvier 2011, le régime de Ben Ali est tombé après avoir tenu vingt-trois ans, les islamistes, qui n’étaient pour rien dans sa chute, ont été, comme tout le monde, pris de court. Mais ils se sont vite ressaisis et ont été les premiers à combler le vide : ils se sont rapidement remis en selle, ont fait bonne figure aux élections et ont pris le pouvoir, avec deux comparses : la troïka, dont ils ont été le centre et le moteur, a gouverné le pays pendant trois ans mais n’y a assuré ni la sécurité, ni le fonctionnement de l’économie, ni même la propreté des villes.

Ils ont recruté 300 000 personnes, souvent incompétentes, mais choisies parmi les leurs, alourdissant et déséquilibrant le budget de l’État et de ses sociétés.

Leurs frères jihadistes ont commencé à infester la Tunisie et à en menacer les structures. Ghannouchi a dit alors, la larme à l’œil, qu’ils lui rappelaient sa jeunesse et il les a adjurés... d’être patients. « Attendez que nous ayons en mains tout le pouvoir, que nous contrôlions l’armée », leur a-t-il dit.

Pendant ce temps-là, le pays allait à vau de l’eau et, n’ayant à leur tête qu’un assez bon tacticien mais un piètre stratège, les islamistes d’Ennahdha n’ont gagné ni les cœurs des Tunisiens ni leur confiance. C’est à ce moment-là qu’ils ont vraiment raté le coche pour toujours.

Portés eux aussi au pouvoir, leurs homologues égyptiens, les « Frères musulmans », ayant dérapé plus gravement encore – et plus vite – ont été brutalement éliminés par l’armée du maréchal Sissi et jetés en prison. Ennahdha et ses dirigeants ont pris peur, ont cédé sur la nouvelle Constitution et accepté de quitter le gouvernement. « Faisons deux pas en arrière pour sauver le parti », leur a recommandé à ce moment-là Rached Ghannouchi.

Nous sommes toujours, comme vous le voyez, dans la tactique, celle d’un Ghannouchi plus rusé que stratège. Le gouvernement de la Tunisie a été alors confié à un indépendant, Mehdi Jomâa, qui s’est entouré d’une équipe rajeunie mais inexpérimentée. Elle a tenu convenablement les rênes du pays et l’a conduit sans encombre à des élections qui se sont impeccablement déroulées.
Les Tunisiens en gardent le meilleur des souvenirs. Mais, dans leur majorité, ils ont ressenti le besoin d’avoir un rempart contre les islamistes. Un vétéran de la politique, Béji Caïd Essebsi, s’est avancé pour le leur donner en créant Nidaa Tounes en juin 2012.

Les Tunisiens ont alors décidé de faire de « Si Béji » leur président et l’ont élu le 22 décembre 2014. Les dirigeants d’Ennahdha n’ont pas présenté de candidat contre lui, mais ont tout de même, sans le dire, donné les voix de leurs partisans à son adversaire.

Nous sommes, en ce mois de juin 2016, à la veille d’élections municipales prévues pour 2017 et, surtout, à l’avant-veille d’élections législatives et présidentielle : elles auront lieu en 2019 mais nul n’exclut qu’elles se tiennent avant l’échéance normale.

Le tacticien en chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a refait surface avec son idée astucieuse de renoncer en apparence au label d’islamiste et d’avancer le concept de parti civil, champion de la démocratie musulmane.

On a parlé « d’islamistes autodéfroqués », de « tour de passe-passe », de « ravalement de façade », de magicien de foire qui fait disparaître l’islamiste dans sa main droite qu’il dissimule dans son dos et montre le civil dans sa main gauche qu’il brandit devant vous.

On peut également évoquer la fable de la chauve-souris de Jean de La Fontaine :

Je suis oiseau : voyez mes ailes... Je suis souris, vivent les rats !
Il y a du vrai dans chacune de ces images, car l’auteur principal de l’initiative du 20 mai est un peu tout cela à la fois : on le comprend mieux si on dit que Rached Ghannouchi est la ruse faite homme politique.

Lui et son parti sont des islamistes et le demeureront. Ils ne renient pas l’islamisme, pas plus qu’ils ne se convertissent à la démocratie, et l’on est en droit de leur dire : « Ce que vous êtes parle si fort que je n’entends pas ce que vous dites. »
Mais, au fait, qu’est-ce qu’un islamiste ?

C’est un musulman intégriste qui utilise sa religion indûment et cyniquement pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Intégristes, les uns et les autres le sont, mais à des degrés différents.

Le monde arabo-musulman de 2016 a presque partout à sa tête des islamistes qui l’ont mis dans une situation inextricable et, de surcroît, ont enfanté Al-Qaïda d’abord, Daesh ensuite.

Soudan, Arabie saoudite, Qatar, Gaza et, désormais, la Turquie d’Erdogan forment, avec quelques autres, l’internationale des islamistes.

Et si en Tunisie, Ennahdha dispose d’argent à profusion, le dépense sans compter, c’est parce que d’autres islamistes, déjà au pouvoir, la financent à coups de millions de dollars pour l’aider à revenir à la tête de l’État.

Je m’étonne de constater que le président et le Premier ministre tunisiens laissent sans réagir les valises d’argent étranger venir polluer la politique de leur pays. Et infléchir les résultats de ses élections.

L’avez-vous remarqué ? Les islamologues, qui sont les meilleurs connaisseurs de l’islam, j’en connais deux en Tunisie de réputation mondiale, Mohamed Talbi et Abdelmajid Charfi, ont à l’endroit des islamistes la plus grande réserve et s’en tiennent à bonne distance.

Ces deux derniers s’étaient d’ailleurs tenus, et c’est tout à leur honneur, à la même distance vis-à-vis des dictatures de Bourguiba et de Ben Ali.

Ennahdha, Ghannouchi et leurs collègues se sont donc embarqués, depuis le 22 mai, dans une opération qu’ils jugent habile de fausse conversion : nous avons désormais, disent-ils, deux costumes et deux visages ; oubliez la religion et traitez avec le civil.

Ils croient ainsi berner les Occidentaux, qui les surveillent, et offrir aux Tunisiens un visage plus avenant.

Mais avec quel dessein ? Celui de revenir au pouvoir, de le conquérir cette fois complètement, de faire occuper le palais de Carthage, c’est-à-dire la présidence de la République, par Rached Ghannouchi, au plus tard en 2019, et la Kasbah, c’est-à-dire la primature, par l’un des leurs.

Leur modèle est l’AKP turc et son chef incontesté, lequel sera demain le seul maître du pays : Recep Tayyip Erdogan.

Ce dernier et son parti ont fait croire aux Turcs et au monde entier, au début du XXIe siècle, qu’ils n’étaient plus islamistes et s’étaient convertis à la démocratie. Ils ont conquis les votes des campagnes délaissées par leurs concurrents, puis ceux des villes, et ont gravi les marches du pouvoir une à une.

Ils ont éliminé les généraux gardiens de la laïcité et des fondements kémalistes de la République, et ont proclamé urbi et orbi qu’ils se mettaient au diapason de l’Europe.
Et ce n’est que lorsqu’il a rassemblé entre ses mains tous les leviers du pouvoir qu’Erdogan a écarté les Abdullah Gül et autres démocrates de son parti pour réislamiser son pays et en devenir le maître.
Sans aucun contre-pouvoir digne de ce nom.

C’est exactement ce qui attend les Tunisiens à moyen, voire à court terme, car Ghannouchi, qui ne rêve que de revanche sur Bourguiba et Ben Ali en prenant leur place, a déjà 74 ans.

Que faire pour éviter à la Tunisie de tomber à son tour dans l’escarcelle de l’internationale islamiste ?

Ce que Béji Caïd Essebsi a tenté de faire, qu’il n’a pas fait, ne peut plus (ou même ne veut plus) faire. Créer face aux « ex-islamistes » un parti de gouvernement solide et qui soit le rempart de la Tunisie du XXIe siècle contre les passéistes.

Cette Tunisie, celle de Bourguiba, produira-t-elle, à très court terme, issu de la génération des quinquagénaires nés dans les années 1960, un candidat au pouvoir ?

Pour qu’il soit crédible et suivi, il faudrait qu’il soit déjà connu de l’opinion nationale et reconnu par elle comme un président possible.

Il faut qu’il soit un fédérateur d’hommes et de femmes, qu’il constitue et rassemble autour de lui une équipe de pouvoir.
Les temps ayant changé, ce doit être un démocrate convaincu, ce que n’étaient, hélas, ni Bourguiba ni Ben Ali. 


samedi 4 juin 2016

Le cirque de la statue

Le 1er juin, la sculpture en bronze de Habib Bourguiba retrouvera son emplacement originel.Un événement qui symbolise le rapport tourmenté des Tunisiens à leur histoire et à leur mémoire.




Habib Bourguiba
Le montant de la facture pour le contribuable est de 1,7 millions de dinars



C'était une promesse de campagne de Béji Caïd Essebsi. La statue équestre de Habib Bourguiba, le Combattant suprême, artisan de l’indépendance de la Tunisie et bâtisseur de l'État moderne, va retrouver son emplacement originel, sur l'avenue qui porte son nom, au centre de la capitale. L'œuvre, en bronze, avait été érigée au début des années 1970. En 1987, quelques semaines après sa prise de pouvoir, Zine el-Abidine Ben Ali l'avait fait déboulonner et déplacer à une quinzaine de kilomètres de distance, à la sortie du port de La Goulette. BCE avait plusieurs fois émis publiquement le souhait de « réparer l’outrage » fait à celui qui avait été son mentor. Ce sera donc chose faite le 1" juin, à l'occasion du 61e anniversaire de son triomphal retour d'exil, lorsqu'il avait été acclamé par une immense foule en liesse, à la veille de l'entrée en vigueur des accords sur l'autonomie interne. L'événement déchaîne déjà les passions et fait grincer des dents.

« Cette histoire va diviser les adultes, mais risque de laisser les moins de 30 ans indifférents, pronostique Hassen Zargouni, directeur de l'institut de sondage Sigma Conseil. Les jeunes Tunisiens n'ont pas connu Bourguiba. Us n'en ont aucun souvenir. Le zaïm a été chassé des mémoires entre 1987 et 2011. Son rôle a été volontairement minoré dans les manuels scolaires, qui ont été réécrits après l'arrivée au pouvoir de Ben Ali. L’émotion provoquée, dans un sens comme dans l'autre, par le retour de sa statue concernera surtout les habitants du Grand Tunis, Pour les autres, c'est un non-sujet » La polémique, si elle prenait de l'ampleur, pourrait-elle avoir un coût politique pour le président? « Les récalcitrants seront plus virulents que les partisans, mais c'est dans l'ordre des choses, relativise Zargouni. Finalement, tout cela n'aura pas beaucoup d'impact sur la popularité de l'exécutif. »

Au-delà des crispations du moment, les pérégrinations de la statue du Combattant suprême symbolisent le rapport tourmenté des Tunisiens mi à leur histoire et à leur mémoire. Si la mort de Bourguiba, et le scandale de ses obsèques tronquées par Ben Ali ont réveillé le souvenir et la nostalgie du vieux leader, c'est la révolution qui a remis d'actualité le legs bourguibien. La figure de Bourguiba, portée aux nues ou honnie, occupe une place centrale dans le débat postrévolutionnaire. Et divise. Deux récits, diamétralement antagonistes, et qui transcendent le traditionnel clivage gauche/droite, s'opposent

DEUX RÉCITS. 

Le premier, partagé par les destouriens et les modernistes, magnifie et exalte l'œuvre du président artisan de l'indépendance, bâtisseur de l'État moderne, libérateur des femmes et chantre du progrès. Bourguiba, malgré ses penchants autoritaires et son narcissisme maladif, est le héros visionnaire qui a permis à la Tunisie d'accéder à la modernité et de rejoindre « le cortège des nations civilisées ». À l'inverse, pour les islamistes et pour de larges franges de la gauche panarabiste, Bourguiba représente une figure démoniaque, celle d'un dictateur sanguinaire, « athée et franc-maçon », culturellement aliéné à l'Occident, un « valet de l'impérialisme ». Son modernisme revendiqué s'apparente à une entreprise de dépersonnalisation de la Tunisie, visant à l'expurger des constantes qui fondent son identité immuable : l'islam et l'arabité.

Dans les semaines qui ont suivi le renversement de Ben Ali, en janvier 2011, les révolutionnaires exigent et obtiennent un droit d'inventaire : une Assemblée constituante est convoquée pour le 23 octobre. La Constitution du 1“ juin 1959, imaginée par Bourguiba, devient caduque et sera détricotée. En théorie, il s'agit de mettre à bas les piliers du régime autoritaire et le présidentialisme, et de doter la Tunisie d'une loi fondamentale authentiquement démocratique. En pratique, la ligne « révisionniste », incarnée par les islamistes d'Ennahdha, ennemis jurés de Bourguiba et leurs alliés du Congrès pour la République (CPR), de Moncef Marzouki, chantre d’une rupture totale avec le passé, triomphe. Très vite, le débat change de nature. Des élus islamistes proposent de substituer à la notion d'égalité entre l’homme et la femme celle de « complémentarité », d'autres suggèrent d'inscrire la charia comme « une des sources essentielles de la législation ». Ces amendements, qui braquent l'opposition et la société civile, seront finalement abandonnés, mais le sentiment que la troïka veut s'attaquer au « modèle de société tunisien » s'installe dans l'opinion majoritaire. Il est attisé par le révisionnisme historique et diplomatique exprimé, consciemment ou inconsciemment, par les nouveaux gouvernants du pays. Les fêtes du 20 mars (indépendance) et du 25 juillet (instauration de la République) sont célébrées a minima, presque honteusement. Bourguiba, lorsqu'il n'est pas dénigré, est systématiquement associé à son rival, présenté comme « l’autre zaïm », Salah Ben Youssef (assassiné en août 1961), et à d'autres personnalités, au rôle plus mineur. L’offensive révisionniste connaît son point d'orgue en décembre 2013, lors du vote de la loi organique sur la justice transitionnelle. 

L'Instance Vérité et Dignité (IVD), dont la présidence est confiée à Sihem Bensedrine, est déclarée compétente pour juger les faits de violation des droits de l'homme commis entre le 1er juin 1955 et le 24 décembre 2013. Alors que, au départ, il n'était question de juger que les crimes de Ben Ali.

Pourtant, ce travail de sape aboutira au résultat contraire à celui escompté par les détracteurs du zaïm. En s'attaquant à lui, ils le réinstallent sans le vouloir au centre du débat, eux qui avaient construit leur succès de 2011 sur leur opposition à Ben Ali. « La référence à Bourguiba est devenue un repère et un symbole réduit à sa signification essentielle : celle des valeurs partagées de la tunisianité, observe le constitutionnaliste Laghmani. Beaucoup de Tunisiens, qui n'étaient pas spécialement d’obédience destourienne, se sont réapproprié la figure de Bourguiba, qui a joué un rôle déterminant dans le combat idéologique contre le projet d'Ennahdha, » Ce registre patriotique allait se révéler dévastateur face aux islamistes, plus à l'aise avec le concept de oumma (la communauté des croyants, qui renvoie à l'idée d'une « nation » musulmane sans frontières autres que religieuses) qu'avec celui de nation, au sens séculier du terme. « Bourguiba incarne la tunisianité, entendue non pas comme un projet politique ou philosophique, mais comme une manière d'être et une fierté, renchérit Hassen Zargouni. Ce phénomène s'est cristallisé au cours de l'année 2012, au moment où les Tunisiens ont senti que leur mode de vie était menacé. » Béji Caïd Essebsi et son parti nouvellement créé, Nidaa Tounes, ont transformé cette référence en un fonds de commerce politique et un instrument au service de la reconquête du pouvoir.

ÉCHEC COLLECTIF. 

Aujourd'hui, paradoxalement, la boucle est en passe d'être bouclée. Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahdha, a compris que l'une des raisons du rejet dont son parti avait été victime en 2014 tenait à l'image qu'il projetait, une image insuffisamment tunisienne. Il en a tiré les leçons. Le temps des invectives à l'endroit de Bourguiba est terminé. « Le Xe congrès du mouvement, tenu les 21 et 22 mai à Hammamet, témoigne de ce basculement, poursuit Laghmani. Le parti islamiste a pris nettement ses distances avec l'organisation transnationale des Frères musulmans, et tout, dans le décorum, la mise en scène et les invitations, tendait à suggérer son appartenance tunisienne et authentiquement nationale. »
Au-delà de cet aggiornamento que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier d'hypocrite, une question demeure en suspens : l’incapacité des partis - et de la société dans son ensemble - à donner sens au présent et plus encore à penser l'avenir. La focalisation autour des enjeux de mémoire signe à cet égard une forme d'échec collectif retentissant. La statue équestre de Bourguiba et la hideuse horloge de Ben Ali sont désormais appelées à cohabiter, à l'endroit même où des milliers de manifestants se massaient pour crier « Dégage! » le 14 janvier 2011. Or, remarque avec dépit l'éditeur Karim Ben Smaïl, « la Tunisie est dans le déni, elle regarde dans le rétroviseur. Elle n'a rien fait pour honorer la révolution, ce tournant majeur de son histoire, n'a érigé aucun monument, pas même une plaque commémorative... ».

Le cheikh, le zaïm, et l'ombre de la potence

Dans l'imaginaire islamiste, Bourguiba représente la figure exécrée. Il est celui qui a marginalisé le statut de la religion, déprécié l'enseignement arabisant de la Zitouna, perverti l'identité nationale et corrompu les mœurs de la société tunisienne à travers l'émancipation des femmes et le droit au divorce. Sa politique moderniste a suscité en réaction l'émergence, à la fin des années 1970, du Mouvement de la tendance islamique (MTÏ), ancêtre d'Ennahdha.

POUR L'EXEMPLE. 

Combattu et contraint à la clandestinité, le MTI succombe à la tentation de la violence au milieu des années 1980. Les attentats de Monastir et de Sousse, dans la nuit du 2 au 3 août 1987 (13 blessés), perpétrés par des éléments de la « branche militaire » du mouvement, sont vécus comme un affront personnel par Bourguiba, qui exige un grand procès, pour l'exemple, et des têtes, à commencer par celle de l'émir », Rached Ghannouchi. Le leader du MTI est sous les verrous depuis mars, placé à l'isolement au ministère de l'Intérieur II n'a pas pu participer à la planification des attentats. Mais Bourguiba n'en a cure ! Hechmi Zammel, président de la Cour de sûreté de l'État, qui doit juger les islamistes, est un homme à sa botte. Ghannouchi est d'ailleurs convaincu qu'il va mourir et il le dit à ses juges dans une ultime bravade, Zine el-Abidine Ben Ali, alors ministre de l'Intérieur, et Rachid Sfar, le chef du gouvernement, sont persuadés que donner des martyrs au mouvement intégriste serait une grave erreur et pourrait plonger le pays dans le chaos. Mais ils ne peuvent pas intervenir de manière trop voyante. Ils réussissent cependant à « retourner » les deux députés qui siègent dans le jury (l'unanimité était requise pour prononcer un arrêt de mort). Dans la nuit du 27 septembre, le verdict tombe : Ghannouchi est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il sera amnistié et libéré le 4 mai 1988, six mois après la destitution de Bourguiba. À la mort de ce dernier, le 6 avril 2000, interviewé sur Al-Jazira, Ghannouchi fait scandale en refusant de prier à sa mémoire et d'invoquer la miséricorde de Dieu. Cette attitude, contraire à l'éthique musulmane, lui sera constamment reprochée. À partir de 2014, devenu plus consensuel, il change de posture et finit par reconnaître que l'homme * qui a dirigé le mouvement national et conduit le pays vers l’indépendance » mérite une prière. La grande réconciliation est en marche...

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