lundi 13 novembre 2017

Le faux héritier de Bourguiba

TUNISIE

Présidentialisation du régime, propagande présidentiel dans les medias, autorité de l’État, réformes sociétales non radicales... Trente ans après le putch du dictateur Ben ali, le style de gouvernance de Béji Caïd Essebsi rappelle de plus en plus celui de son venerable mentor Bourguiba dont il aimerais prendre ca place.
2 ans apres avoir été élus, nous devons partir d’une évidence fondamentale, celle de savoir quelle est la volonté de l’électeur qui nous a mandatés.

Ses demandes sont manifestes : emprunter la voie du développement et de la démocratie, réussir le processus transitoire dans le cadre d’un État civil qui ne tourne pas le dos aux acquis et où tout le monde se soumet à la loi », déclarait Béji Caïd Essebsi (BCE) dans un entretien au journal Essahafa daté du 6 septembre. Et d’ajouter : « Le régime semi-parlementaire ne convient pas à la Tunisie, le régime présidentiel est mieux accepté par la majorité du peuple. » Cette mise au point du chef de l’État n’aurait pas juré – du moins dans son aspect légaliste et moderniste – dans la bouche de Habib Bourguiba, destitué par Zine el-Abidine Ben Ali le 7 novembre 1987. Trente ans après, l’ombre du Combattant suprême plane toujours sur la Tunisie, et plus particulièrement depuis que le président de 90 ans de la République, qui, après avoir été son disciple, semble aujourd’hui tenté de perpétuer non seulement son héritage, mais aussi son mode de gouvernance vertical. Quitte à faire quelques entorses au régime semi-parlementaire consacré par la nouvelle Constitution, même s’il prend soin de distinguer, à l’intention de ceux, nombreux, qui rejettent le pouvoir personnel, dérive autoritaire présidentialiste et régime présidentiel.

À son retour aux affaires, en 2011, BCE s’est d’emblée posé comme un « disciple de Bourguiba, un produit de son école », imitant son mentor jusque dans la façon de s’exprimer – un mélange d’arabe et de dialecte –, en maniant à la fois l’humour truculent et la gravité. « Au style, il faut ajouter l’habileté politique assumée, analyse Leyla Dakhli, chargée de recherche au CNRS. BCE se sait stratège et en fait état régulièrement. Il revendique un pragmatisme constant, au nom de l’expérience. Comme Bourguiba, il veut dompter la réalité, n’hésitant pas à recourir à la “force”, celle de son autorité et éventuellement celle de l’État, pour parvenir à ses fins. Car ce qui est au centre, c’est bien l’État. Dès qu’il a surgi dans le débat politique postrévolution, BCE a inscrit au cœur de son discours l’État, son prestige, sa prestance même. » Aussi BCE se voit-il comme un homme de la continuité, non pas du régime Ben Ali mais d’un bourguibisme centré sur haybet el-dawla, l’autorité et le prestige de l’État. C’est pourquoi celui qui a démarré sa campagne électorale de 2014 par une visite au mausolée de Bourguiba, à Monastir, semble vouloir « représidentialiser » le régime et se donner une plus grande marge de manœuvre. Sachant qu’elle ne lui sera pas accordée, il est passé à l’offensive avec les moyens dont il dispose.

PASSAGE EN FORCE. Dès 2015, BCE lance la loi de réconciliation économique de force, qu’il paraphera le 24 octobre 2017 après deux ans de bras de fer avec une société civile qui l’a contraint à revoir son projet initial, devenu la loi dite de réconciliation administrative, pour n’en conserver que les dispositions concernant les agents de l’État ou assimilés. Désormais, ceux d’entre eux qui sont l’objet de poursuites bénéficient d’une amnistie à condition qu’aucune corruption ne soit prouvée, qu’ils n’aient pas perçu de pots-de-vin ou tiré un enrichissement illicite de leur fonction. « Finalement, on amnistie des innocents », ironise une sympathisante du collectif citoyen Mnech Msamhine (« nous ne pardonnons pas »), qui refuse que les corrompus soient blanchis et s’insurge contre ce qu’il considère comme un passage en force de BCE. Depuis le lancement de cette initiative, présentée comme la concrétisation d’une promesse électorale faite aux militants de son parti, Nidaa Tounes, le locataire de Carthage a pris soin de préciser ses intentions. Elles ont été réitérées dans un communiqué de la présidence à l’issue de la signature du texte : « Cette nouvelle loi vise à asseoir un climat favorable à la libération des initiatives au sein de l’Administration, à la promotion de l’économie nationale et au renforcement de la confiance dans les institutions de l’État. » (ont se demande encore aujourd'hui de quel promotion il parle ! Cela n’a pas pour autant atténué la désapprobation d’instances d’observateurs comme les ONG I Watch ou Mourakiboune, ainsi que de nombreux partis tels que le Courant démocrate (social-démocrate), le Front populaire (extrême gauche) et Al Joumhouri (centre). Tous dénoncent la non-constitutionnalité d’une loi contraire au processus de justice transitionnelle et qui, selon le député du Courant démocrate Ghazi Chaouachi, aurait été arrachée par « un jeu de pressions de l’exécutif » à l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois. Paradoxalement, BCE a pu compter sur les voix des islamistes, qui, à l’origine, y étaient le plus farouchement opposés. Mais l’alliance gouvernementale nouée entre Nidaa Tounes, fondé par BCE, et Ennahdha ainsi que la pratique systématique du consensus ont permis de dépasser les désaccords.

POSTÉRITÉ. Pour BCE, ce succès est une manière d’affirmer son leadership sur la classe politique, au point que ses détracteurs le soupçonnent de vouloir briguer un second mandat en 2019. Le président n’a pas répondu à ces allégations et sait que son âge – il aura 91 ans le 29 novembre – joue contre lui. Néanmoins, il n’a jamais caché ses réserves à l’égard du régime semi-parlementaire, auquel il impute l’inertie générale, la panne économique et les blocages liés aux atermoiements des partis politiques. Et BCE n’est pas le seul à s’interroger sur le régime hybride adopté par la Tunisie, défendu et voulu par les islamistes. « Il nous faudrait un régime totalement présidentiel ou complètement parlementaire », affirme pourtant de son côté Lotfi Zitoun, proche de Rached Ghannouchi et qui incarne l’aile modérée d’Ennahdha. Pour BCE, la séparation des pouvoirs, qui ne laisse au président que des prérogatives en matière de défense et de diplomatie, est trop drastique niveau pouvoir sur la classe politique et confère une indépendance excessive aux instances constitutionnelles. Des arguments qui n’ont pas manqué de susciter une controverse. « Il s’attaque en vérité à ce qui constitue la substance même du régime démocratique, à savoir l’existence de pouvoirs et de contre-pouvoirs, sans lesquels il ne peut y avoir ni pluralisme ni liberté politique », a répliqué un collectif de gauche. Un amendement de la Constitution est possible, mais, selon Ahmed Néjib Chebbi, cofondateur du parti Al Joumhouri, cette idée serait surtout consécutive aux déboires de Nidaa Tounes, qui a perdu la majorité à l’Assemblée.

Pour reprendre la main, le président se crée aussi des pseudo opportunités. En juin 2016, il a été à l’origine de la formation d’un gouvernement d’union nationale réuni autour d’une feuille de route dite de Carthage. Il a ainsi pu manigancer contre le chef du gouvernement, Habib Essid, au profit de Youssef Chahed, son disciple au sein du parti Nida tounes. Une manière, selon certains, d’imposer sa propre autorité. Lors du dernier remaniement, en septembre 2017, il a « récupéré » les ministères régaliens – Défense, Affaires étrangères, Justice et Intérieur – en les confiant à des indépendants qui lui sont proches. Parallèlement, il a mis plus que jamais ses pas dans ceux de Bourguiba en relançant, en août un pseudo débat sur l’égalité dans l’héritage, une mesure que le Combattant suprême n’a jamais réussi à imposer, puis en faisant abroger le mois suivant la circulaire 73, qui interdisait le mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman – deux mini- révolutions dans un pays musulman paternaliste. Opération séduction pour récupérer un électorat qui n’a pas accepté l’alliance avec les islamistes ? Peut-être. Mais aussi volonté d’imposer des mini réformes sociétales majeures pour calmer la plebe. Car BCE, en bon héritier de Bourguiba, reste attaché à des fondamentaux modernes, malgré son entente avec Rached Ghannouchi et Ennahdha, laquelle, jusqu’à sa restructuration en parti civil, vouait Bourguiba aux gémonies et lui refusait la miséricorde accordée aux défunts. Une alliance à la fois tactique et stratégique, car BCE sait mieux que quiconque les ravages de la bipolarisation exacerbée – il était aux premières loges lors de la « guerre » fratricide entre les partisans de Bourguiba et ceux de Salah Ben Youssef (nationaliste panarabiste), en 1957. Il n’a pas oublié non plus que le système de parti unique a beaucoup nui au pays. S’il ne remet en question en aucun cas le pluralisme politique, BCE, en vieux briscard, n’en appelle pas moins de ses vœux la création d’un pôle politique rassemblant les groupes issus du délitement de Nidaa Tounes et à même de tirer profit des tiraillements internes des islamistes.

Politique, économique, constitutionnelle et sociétale, la fausse reprise en main du président, si tant est qu’il ait perdu celle-ci, est large et non effective. BCE affirme son leadership en multipliant les belles paroles, passant parfois en force dans différents domaines de Bourguiba. Et s’il n’est pas certain qu’il inscrive son action dans la perspective de la présidentielle de 2019, il est en revanche certain que le chef de l’État, par les mini réformes qu’il a lancées, entend laisser son empreinte et entrer dans la postérité à la manière d’un Bourguiba, dont il a fait remettre en place, au centre de Tunis, en mai 2016, la statue équestre. Tout un symbole d'un passé lointain qui na plus d'avenir dans la Tunisie d'aujourd'hui.






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