lundi 5 octobre 2020

Retour à Sidi Bouzid

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu dans une ville du centre de la Tunisie. L’acte désespéré de ce vendeur ambulant a été le déclencheur des “printemps arabes”. Une décennie plus tard, nous sommes retourné sur place.





En décembre, cela fera dix ans que Mohamed Bouazizi, un vendeur tunisien à la sauvette, s’est immolé par le feu. Il protestait contre le harcèlement des policiers, qui lui réclamaient régulièrement un bakchich pour le laisser poursuivre sa modeste activité. Sa mort a été l’un des déclencheurs des “printemps arabes” : une série de soulèvements populaires qui ont renversé des autocrates, notamment celui de la Tunisie, à travers tout le Moyen-Orient.

Pourtant, à Sidi Bouzid, ville natale de Bouazizi, loin dans les terres, peu de gens commémorent l’événement. “Il est allé retrouver son créateur et nous a laissé toute cette misère”, regrette Haroun Zawawi, l’un des jeunes chômeurs assis près du rond- point où Bouazizi a fait craquer l’allumette. Sur un mur, non loin de là, quelqu’un a griffonné le mot “révolution” à l’envers. “Les gens n’ont pas l’impression que cela ait amélioré leur quotidien, déplore le député de la ville, Naoufel El-Jammali. Il y a une nostalgie de la dictature.”

La Tunisie est souvent saluée comme étant le premier pays arabe à avoir secoué le joug de l’autocratie, et le seul où une authentique démocratie ait sur- vécu. Des élections sont encore organisées, la police secrète est relativement docile et des femmes participent largement à la vie publique. Mais la plupart des Tunisiens jugent la révolution à l’aune des résultats économiques, qui ne se sont pas améliorés sous le nouveau régime.

Les revenus ont baissé d’un cinquième au cours de la dernière décennie ; le chômage reste supérieur à 15 % depuis des années. De puissants syndicats bloquent les réformes. L’émigration illégale vers l’Eu- rope a été multipliée par quatre l’année dernière. Les querelles des politiques n’incitent guère les Tunisiens à rester.

La Tunisie fait partie de ces quelques pays où les gens instruits ont le moins de chances de trouver du travail. Le Parlement a donc récemment adopté un projet de loi afin d’assurer un emploi aux actifs restés au chômage pendant dix ans. Il n’a pas eu les moyens de tenir ses pro- messes car le Covid-19 a obligé les autorités à confiner le pays entre mars et mai. Le coronavirus a réduit d’importantes sources de revenus, comme les envoi d’argent, le commerce et le tourisme. Du fait de la pandémie, le gouvernement s’attend à ce que le déficit budgétaire s’aggrave, pour atteindre environ 7 % du PIB. L’économie devrait se contracter de 6,5 % cette année.

La Tunisie avait été en pourparlers avec le Fonds monétaire international au sujet d’un prêt, mais tous les prêts ont été suspendus en juillet, quand le Premier ministre, Elyes Fakhfakh, a démissionné, accusé de conflit d’intérêts. Son successeur, Hichem Mechichi (le huitième Premier ministre de la Tunisie en dix ans), [a formé] un gouvernement technocratique, sans parti politique. En effet, les partis n’arrivent guère à s’entendre. Le plus grand d’entre eux est Ennahda, une formation islamiste. Son dirigeant, Rached Ghannouchi, président du Parlement, s’est querellé avec Kaïs Saïed, le président de la République. Ghannouchi lui-même a failli être évincé à la suite d’un vote de confiance le mois dernier, après avoir été accusé d’abus de pouvoir.

Il y a neuf ans, Ennahda a remporté les premières élections libres de Tunisie, promettant le changement. Aujourd’hui, ses membres ont l’air fatigué. Quand on lui demande quelle est sa plus grande réalisation, Ghannouchi répond : “ Tandis que les mouvements islamistes d’autres pays ont été écrasés, Ennahda est encore au cœur de la vie politique tunisienne.” Mais les détracteurs du mouvement affirment qu’il a acquis les caractéristiques des vieux patriarcats de la région. Ghannouchi, 79 ans, dirige Ennahda (ou son précurseur) depuis cinquante ans. En 2012, le parti a décidé que Ghannouchi ne serait plus reconduit à sa tête pour plus de deux nouveaux mandats, si bien qu’il devrait tirer sa révérence à la fin de l’année. Mais il veut désormais changer les règles. “Il prêche la démocratie musulmane, mais il dirige comme un Arabe traditionnel”, assure Abdelhamid Jlassi, ancien dirigeant adjoint d’Ennahda, qui a démissionné en mars. 

La désillusion se répand. 

Aux élections parlementaires d’octobre dernier, le nombre de voix obtenu par le parti ne représentait qu’un tiers de son score de 2011. Lors de l’élection présidentielle, le même mois, Kaïs Saïed a remporté une victoire écrasante, attirant une large part des voix des jeunes. Cet homme rigide, professeur de droit et extérieur au monde politique, a promis d’éradiquer la corruption. Mais il apparaît lui aussi assoiffé de pouvoir. Le président est à la tête de l’armée, des forces de sécurité et de la politique étrangère. Par ailleurs, Saïed veut avoir davantage son mot à dire sur la politique intérieure, que le Parlement considère comme son pré carré. Il a ferraillé avec Ghannouchi sur la question de savoir qui devrait choisir le Premier ministre, avant de désigner Mechichi, un bureaucrate dévoué. À plus long terme, Saïed aimerait passer à un système d’élections indirectes pour le Parlement, les conseils municipaux ayant plus de pouvoir.

Au Parlement, certains semblent enclins à se débarrasser entièrement de la démocratie. Abir Moussi était une haute responsable du parti du dictateur Zine El-Abidine ben Ali, l’ancien general devenu dictateur en Tunisie. Elle qualifie le “printemps arabe” de “printemps de la ruine”, mettant le soulèvement sur le compte d’Ennahda. À l’instar de Saïed, elle est ouvertement homophobe. Elle est maintenant à la tête du Parti destourien libre, qui a remporté 16 sièges (sur 217) aux élections de l’année dernière, et elle a été la principale opposante à Ghannouchi. Les membres des classes moyennes qui s’en sortaient mieux sous Ben Ali apprécient ses appels à revenir à la Tunisie prérévolutionnaire (où Ennahda était illégal). Selon de récents sondages, elle est la personnalité politique la plus appréciée du pays.


 

mercredi 23 septembre 2020

En Tunisie, le sort des blessés et des familles de martyrs de la révolution en suspens

Neuf ans après la révolution tunisienne, la liste définitive des blessés et des martyrs de la révolution n’a toujours pas été publiée. Le sujet fait encore polémique.

C’est sous une tente blanche parmi les chaises en plastique qu’il faut se frayer un chemin pour atteindre la famille de Tarek Dziri, un blessé de la révolution tunisienne de 2011.

Il a succombé à ses blessures le 18 janvier dernier à El Fahs dans la région de Zaghouan (nord). Makrem Ben Youssef  Dziri, son frère, parle avec une députée, rare personnalité à être venue rendre hommage à son frère. « Il est sorti crier “vive la Tunisie” en plein couvre- feu pendant la révolution et il a reçu deux balles dont une qui l’a laissé dans un fauteuil roulant jusqu’à sa mort. Tarek gardait beaucoup de séquelles physiques », témoigne Makrem.

La mort de Tarek Dziri a ravivé le douloureux sujet des blessés et martyrs de la révolution dont une liste non définitive a été publiée en octobre 2019 par le Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle fait l’objet depuis de plus de mille recours au tribunal administratif, car plusieurs familles n’y figurent pas et l’estiment incomplète.

Sur 7 713 dossiers traités, si 368 personnes ont été tuées lors de la révolution, seulement 129 répondent à la définition d’un martyr, à savoir « toute personne ayant été blessée ou tuée durant la période du 10 décembre 2010 au 28 février 2011 en voulant manifester ou exprimer une position politique pour la révolution ».

La liste ne compte plus que quelque 634 blessés, contre les 2 800 répertoriés juste après la révolution. Le sujet fait polémique et certaines familles n’ont toujours obtenu ni reconnaissance politique ni réelle compensation financière.

Si certains blessés ont bénéficié de dispositions dérogatoires comme une embauche sans concours après la révolution, d’autres s’estiment lésés et ont fait face à des déconvenues judiciaires lorsqu’ils ont porté plainte. D’autres encore semblent avoir été totalement oubliés tel le cas tragique de Tarek Dziri.

L’oubli des révolutionnaires

La maison où la famille habite symbolise à elle seule l’abandon dans lequel elle a été laissée. L’endroit est un ancien local du RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti de Ben Ali. La famille s’y est installée après la révolution mais elle a été plusieurs fois menacée d’expulsion par les autorités locales. 

Pourtant, les grands blessés, au nombre de 22, devaient tous bénéficier d’un logement social. Les murs sont nus et portent des traces d’humidité, le mobilier est spartiate, certains matelas sont à même le sol. Le frère de Tarek évoque de nombreux problèmes de logement et d’entente avec la municipalité et le maire de la ville, ainsi que les difficultés de son frère à recevoir des soins.

« On a tout dit sur lui, on a dit qu’il n’avait pas été réellement révolutionnaire, qu’il faisait du chantage. On lui a détruit un commerce qu’il avait établi en ville. Et depuis six mois, il ne recevait plus l’argent pour ses médicaments », explique son frère. Le récit autour de la mort de Tarek reste confus. Ses proches parlent d’une septicémie à cause de l’infection de ses blessures et évoquent aussi l’impossibilité de trouver un hôpital qui accepte Tarek dans les heures qui ont précédé sa mort.

« Ce décès est réellement la concrétisation de notre échec en tant qu’activistes de Manich Msamah [un mouvement anti- corruption qui signifie « On ne pardonne pas » – ndlr]. Ce blessé était présent dans nos luttes, et nous, au final, nous avons échoué à l’aider pour faire reconnaître ses droits, admet Samar Tlili, une des jeunes activistes post-révolution. C’est aussi un rappel. Il est temps que l’on se rassemble de nouveau et que l’on aide tous les blessés de la révolution », insiste-t-elle.

Après la mort de Tarek Dziri, le président de la République Kais Saied a promis, lors d’une interview télévisée, de s’occuper des dossiers des martyrs et des blessés de la révolution. Il est également allé rendre visite à la famille. Mais aujourd’hui, c’est la publication officielle de la liste finale qui fait défaut. Elle doit émaner de la présidence du gouvernement.

Interrogée fin août, Rachida Ennaifer, chargée de la communication de la présidence, affirme que cette question reste une priorité pour Kais Saied. « Mais il a toujours défendu que la liste soit publiée afin que ceux qui n’y figurent pas ou ceux qui ont un souci avec puissent au moins intenter une action en justice et laisser le travail de la justice se faire. Parce qu’actuellement tout est bloqué tant que la liste n’est pas publiée », avance-t-elle, assurant que la présidence aide pour le moment à la prise en charge de certains blessés graves.

Une liste qui fait polémique

Neuf ans après la révolution, le dossier reste très problématique sur le plan politique comme le décrit Taoufik Bouderbala, président du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet avocat avait aussi présidé la commission chargée de la toute première liste en 2011. « Après la révolution, il y avait un besoin urgent de reconnaître et de compenser les familles. Nous avons établi une liste en mettant tous ceux qui avaient été tués et blessés durant la période révolutionnaire. Depuis, une loi a été mise en place qui définit des critères et donc sélectionne mieux qui a le droit à certaines compensations », dit-il.

Aujourd’hui, la nouvelle liste proposée fait le tri entre les personnes ayant été blessées seulement parce qu’elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment et les personnes décédées en manifestant pour les revendications de la révolution. Elle restreint aussi la période en la limitant à février 2011, alors que la première liste remise au gouvernement en 2012 l’étendait jusqu’au mois d’octobre (du 10 décembre 2010 au 20 octobre 2011).

À l’origine, la première liste établissait que la révolution avait fait 354 morts et 2 800 blessés. Parmi les morts, on comptait aussi 91 prisonniers décédés lors de l’ouverture des prisons et des mutineries qui ont eu lieu pendant la période, ainsi que 14 agents de police, un surveillant pénitentiaire et cinq militaires.

Mais toute la question après l’émotion révolutionnaire était de définir l’éligibilité au statut de « martyr » parmi ces morts. « Quelqu’un qui a reçu une balle perdue parce qu’il pillait un centre commercial pendant le couvre-feu doit-il avoir le même statut que quelqu’un qui est sorti manifester et risquer sa vie à Kasserine et Thala ? », demande Taoufik Bouderbala.

Avec la soumission de cette nouvelle liste, Taoufik Bouderbala a mis en avant plusieurs problèmes : 900 certificats médicaux par exemple ont été falsifiés pendant la révolution pour permettre à certaines personnes d’obtenir une compensation financière. « Nous avons des témoignages de médecins qui sous la menace ont dû faire de faux certificats pour attester que la personne avait été blessée pendant une manifestation. Certains l’ont fait et ont notifié le conseil de l’ordre pour garder une trace. Nous avons également des témoins qui ont confirmé que, pour 120 dinars à l’époque, ils pouvaient se procurer un faux certificat », rapporte Taoufik Bouderbala.

La perte d’espoir d’une reconnaissance

À l’époque de la Troïka, la coalition tripartite qui gouvernait le pays de 2011 à 2014, certaines familles (2 749 blessés et 347 personnes tuées par balle) avaient reçu 20 000 dinars de compensation financière (6 500 euros) et pour les blessés 6 000 dinars (2 000 euros), ainsi qu’une prise en charge des blessures, parfois avec des soins à l’étranger. Depuis, plus personne n’a rien eu, dans l’attente de la publication d’une liste officielle.

En restreignant les critères d’éligibilité au statut de martyr et de blessé de la révolution, les polémiques ne se sont jamais apaisées. Sans compter l’éparpillement des dossiers entre les tribunaux militaires, l’instance vérité et dignité chargée de la justice transitionnelle et les différentes commissions mises en place au sein des gouvernements successifs.

« C’est un vrai labyrinthe, il y a un manque de suivi et de centralisation des dossiers. Aujourd’hui, beaucoup de familles se sentent lésées, estiment qu’elles auraient dû figurer sur la nouvelle liste. Du coup, le gouvernement ne la promulgue pas par peur de créer des remous et cela bloque complètement le processus depuis des années », déclare Donia Ben Othman, avocate dans plusieurs dossiers des blessés et martyrs de la révolution.

Dans le cas des dossiers pris en charge par l’instance vérité et dignité, une liste de 892 victimes de violations entre le 17 décembre 2010 et le 28 janvier 2011 a été retenue sur 2 310 dossiers de plaintes déposés. Ces victimes comme les autres victimes de violations entre 1955 et 2013 devraient elles aussi bénéficier d’une réparation financière d’un fonds géré par l’État selon la loi. Elles sont également dans l’attente. Douze dossiers concernant 151 victimes de la révolution ont aussi été transférés par l’instance vers des chambres spécialisées, donc la justice est encore en cours sur certaines affaires.

Depuis la révolution, quatre blessés sont morts, dont Tarek. Certains n’arrivent pas à obtenir le suivi médical adéquat, d’autres ont tout simplement abandonné l’espoir d’une compensation financière ou d’une reconnaissance sociale. « Je ne veux plus rien de l’État, seulement qu’il reconnaisse ce que nous sommes et ce que nous avons donné au pays », dit amèrement Walek Karafi, un blessé de la région de Kasserine, amputé à la jambe.

Il avait 19 ans le 9 janvier 2011 lorsqu’il était sorti pour porter le cercueil d’un martyr, Mohamed Amine Mbarki. À l’époque, la police avait tiré sur le cortège et Walek avait été touché d’une balle à chaque jambe, dont une dans le genou. À 29 ans, il est venu enterrer Tarek, sans trop d’espoir pour lui et ses compères : « C’est simple, ceux qui nous gouvernent ne croient pas au fait qu’il y ait eu une révolution. »

Sur le plan politique, le sujet soulève la difficulté d’écrire un récit national sur la révolution qui convienne à tous. Sujet populiste vite oublié pendant la Troïka qui a également vécu deux assassinats politiques traumatisants, la question est pratiquement mise de côté sous le président Beji Caïd Essebssi (décédé le 25 juillet 2019), frileux avec le processus général de la justice transitionnelle et plutôt partisan d’une réconciliation administrative, entérinée par une loi en 2017.

Les élections législatives et présidentielle de 2019 ont marqué un « retour du refoulé », selon certains observateurs, avec plusieurs personnalités émanant de la révolution et utilisant des discours pro–révolutionnaires dans leur campagne. La figure du président de la République illustre également ce retour en force des demandes révolutionnaires face à la montée de courants populistes et favorables à l’ancien régime.

Des formations politiques comme le Parti destourien libre rejettent le terme même de « révolution » et ont suscité une polémique à l’Assemblée en refusant de célébrer la mémoire des martyrs au sein de l’hémicycle.

Du côté d’Ennahda, plusieurs députés réélus sous les deux mandatures sont dans le viseur des familles, car certaines estiment que la commission parlementaire dédiée aux blessés et aux martyrs de la révolution n’a pas fait suffisamment pression pour que les différents gouvernements agissent sur le sujet. Yamina Zoghlami, vice-présidente de cette commission et qui l’a également dirigée en 2011, n’a pas répondu aux nombreuses demandes d’interview.

Durant la dernière réunion de cette commission chargée des blessés et martyrs de la révolution, la députée du Courant démocrate Samia Abbou a admis que Tarek Dziri était mort à cause d’une défaillance et d’une négligence à tous les niveaux de la part de l’État. « Il est mort sans avoir de soins et après s’être fait renvoyer de plusieurs hôpitaux, ce n’est pas normal », a-t-elle asséné. 

samedi 22 août 2020

Hella Feki : À quel moment un peuple se soulève-t-il?ella Feki À quel moment un peuple se soulève-t-il?

Professeure de lettres franco-tunisienne, elle a vécu la «révolution du jasmin» de l’extérieur. Elle signe un premier roman qui répond à son besoin de comprendre ce bouleversement. Et qui, au-delà de l’enquête, part à la rencontre de personnages presque défaits mais décidés à reconstruire.


Hella Feki, ecrivain tunisienne

Son amour des livres remonte à l’enfance, où elle écrit contes, poèmes, histoires. Sa double culture - française et tunisienne -, la ville de Tunis, bordée par la Méditerranée, où elle grandit, sèment en elle un désir d’ailleurs, de découverte du monde par-delà les mers. Née en 1982, Hella effectue ses études universitaires de lettres en France, à Paris. Globe-trotteuse en Équateur, au Sénégal. Elle est actuellement professeure de lettres à Antananarivo, à Madagascar, et formatrice d’enseignants dans la zone océan Indien. Elle signe son entrée en littérature avec Noces de jasmin (JC Lattès), un roman choral. 

Plusieurs personnages appartenant à différentes générations témoignent de leur vécu pendant la révolution tunisienne, en janvier 2011, à quelques jours de la chute du dictateur Ben Ali. Une oeuvre fine et singulière reliant la petite et la grande Histoire, voix intimes et universelet trotteuse incarné de la révolution dite du jasmin, le soulèvement d’un peuple pour ses droits, contre une dictature. À travers ce regard intérieur, introspectif, elle évoque aussi le métissage des cultures, l’amour, les secrets de famille, la transmission, la quête de liberté.

QS : Comment avez-vous vécu la révolution tunisienne?

Hella Feki: Je l’ai suivie depuis la France, où j’exerçais alors en tant que professeure de lettres. Pendant les vacances de Noël, j’étais rentrée à Tunis. On sentait qu’un événement important était en train de se tramer dans les provinces, sans pouvoir en saisir la nature exacte ni l’aboutissement. À mon retour à Paris, pendant des mois, j’ai acheté tous les journaux et conservé les articles sur la révolution. J’avais besoin de garder une mémoire de ces événements. Des années après, j’ai pensé que je devais en faire quelque chose. Cette période continuait à me travailler, à m’habiter. C’était une évidence que je la raconte. Une question me revenait, tel un motif obsessionnel : à quel moment un peuple se soulève-t-il? Pourquoi en Tunisie cela a-t-il surgi à cet instant précis? 

J’ai aussi regardé le documentaire Plus jamais peur, de Mourad Ben Cheikh, et la très belle fiction À peine j’ouvre les yeux, de Leyla Bouzid. Cette jeunesse s’exprimant sur cette révolution me fascinait. Comme Emel Mathlouthi. J’ai été très émue qu’elle chante lors de la remise du prix Nobel de la paix au dialogue national tunisien, en 2015.

Vous vous êtes appuyée sur ces coupures de presse pour construire votre récit des dix jours précédant la chute de Ben Ali, le 15 janvier 2011 ?

Je les ai relues afin de retracer la chronologie jour par jour, de relever les faits marquants. J’ai sans cesse travaillé la narration pour faire coïncider chaque voix avec l’événement historique, me placer au plus près des faits. Ce fut un travail long et minutieux pour ajuster, vérifier les informations. Je me suis aussi appuyée sur le livre de témoignages Dégagé! La révolution tunisienne (Du Layeur, 2011). Je voulais ancrer mon roman dans une profondeur historique. Pour évoquer les années de dictature, j’ai relu des essais à ce sujet. À travers le personnage de Yacine, je parle aussi de l’ère Bourguiba, qui mena le pays vers l’indépendance, période de l’histoire dont le peuple tunisien est très fier. 

Écrire Noces de jasmin vous a-t-il éclairé, donné une autre compréhension de la révolution?

C’est difficile de répondre. Je pense qu’à un moment donné les limites sont dépassées. Un acte fort survient, ici l’immolation du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, et se répercute sur le reste de la population, par un effet domino. Les gens prennent conscience qu’ils peuvent se révolter, pour des raisons vitales - se nourrir, mais aussi avoir accès, pour les étudiants, à des postes qualifiés, réclamer plus de droits, à tous les niveaux. On a aussi découvert l’ampleur de la misère de ces régions désolées, oubliées, d’où est partie la révolution. Les étudiants et jeunes diplômés sans emploi se sont soulevés contre la corruption, le népotisme des familles Ben Ali et Trabelsi. Mais le point de départ du mouvement est avant tout un cri de désespoir et de faim. Mohamed Bouazizi n’était pas un étudiant, contrairement à ce que l’on a longtemps cru [il a longtemps été confondu avec un homonyme, un étudiant s’exprimant sur les réseaux sociaux, ndlr]. 

Cela vient étayer une question : un peuple qui a accès à l’éducation se révolte-t-il plus qu’un autre?

À travers le personnage de Mehdi, le journaliste, on découvre plus précisément le rôle essentiel du numérique dans le contournement de la censure, la libération de la parole. 

Comment l'avez-vous construit?

La thèse menée par mon frère sur la révolution numérique tunisienne m’a aidée. J’ai découvert l’existence de tous ces blogueurs activistes, et comment le collectif Anonymous a fait chuter la structure du site gouvernemental... Cependant, le numérique n’est pas le seul acteur à avoir provoqué la chute du pouvoir. L’armée a joué un rôle important car elle s’est rangée aux côtés du peuple. Ainsi que les manifestations des citoyens, en chair et en os, jusqu’alors interdites. Sous le régime de Ben Ali, les Tunisiens n’avaient pas le droit de se regrouper, de manifester. C’était donc un acte fort. Pendant la révolution, on ressentait beaucoup d’anxiété dans mon entourage. On ne comprenait pas ce qui se passait, les gens avaient peur d’un retournement de situation, d’être emprisonnés après s’être exprimés. On faisait très attention à la façon dont on téléphonait, envoyait nos mails. On n’était pas encore à l’aise. Il y avait une telle incertitude, une peur générale installée depuis tant d’années ! Emprisonné, ce journaliste subit la torture.

Pourquoi faites-vous littéralement parler les murs, en donnant une voix à la Cellule?

C’est un moyen d’aborder la torture pendant la dictature à travers un point de vue omniscient. Pour nourrir cette voix, j’ai relu les essais Notre ami Ben Ali, de Nicolas Beau et Jean-Pierre Turquoi, Tunisie, le livre noir, par Reporters sans frontières, et La Régente de Carthage, de Nicolas Beau et Catherine Graciet. Ainsi que les témoignages de torture que j’avais découverts en France lors de mes études, qui m’avaient empêchée de dormir. Ces ouvrages étaient alors censurés en Tunisie, mais on savait que la torture existait. On changeait de trottoir devant le ministère de l’intérieur. On avait peur. En lisant le roman, mes amis français ont découvert la réalité derrière la carte postale touristique. Car, pendant des années, on n’en parlait pas avec les touristes. On ne s’exprimait pas déjà entre nous! Les Tunisiens évitaient de parler politique. J’ai mis beaucoup de temps à développer une conscience politique. Je me souviens d’un professeur du lycée français renvoyé en France dans un vol bleu parce qu’il avait émis une opinion en classe. Je suis donc très émue encore aujourd’hui de constater ce bouleversement si rapide, émergé en seulement trois semaines. Le temps est si étrange dans sa façon de s’étirer ou de se condenser!

Cette révolution a aussi un impact sur l’intime, exhumant des secrets de famille: «L’étincelle se met à éclairer les ténèbres de l’Histoire et ravive les petites histoires singulières, individuelles», confie le personnage d’Essia...

J’essaie sans cesse de lier l’intime au politique, la libération de la parole avec ces tabous, ces secrets de famille. Je me suis beaucoup questionnée: est-ce que cette parole intime se libère petit à petit, ou peut-on tout dire, d’un seul coup, du jour au lendemain ? Je pense qu’elle se déploie plutôt en douceur, au fil
du temps, mais qu’un jour la vérité éclate.

Le personnage de la grand-mère, Mama Maïssa, narre un conte, une allégorie de cette période historique, de la dictature à la révolution...

Elle est garante d’une mémoire, de cette tradition littéraire et orale du conte. Je voulais redonner la parole à ces femmes qu’on n’entend pas assez. Certaines n’ont pas reçu l’instruction par l’école, ne savent ni lire ni écrire mais elles pensent, racontent, s’expriment, véhiculent des idées. Par ce détour par la fiction, l’imaginaire, on dit ce qu’on ne peut pas raconter. J’avais envie d’inventer un conte – c’est l’un de mes défis d’écriture –, de donner une coloration orientale, une dimension « Mille et une nuits » au roman.
Le royaume du conte fait aussi référence à la dictature, suggère une résolution de l’énigme, du mystère de cette révolution. Je l’ai conçu comme une composition musicale dans ce roman choral, d’où son nom,
Fugue. Dans une fugue musicale, les voix s’entremêlent et se chassent les unes les autres. Ici, une voix forte, symbolique chasse le tyran.

L’amour, la sensualité, l’éros sont aussi très présents dans le livre. C’était important, pour vous?

Oui. Cette voix relève de l’intime, donc il n’y a pas de raison de la censurer. C’est peut-être audacieux de l’intégrer à un roman tunisien, car c’est encore un tabou, mais c’est important de se l’autoriser. L’écriture de Marguerite Duras dans L’Amant me fascine. J’aime sa sensualité.

Autre thème souvent évoqué: le métissage, la double culture. «Mon métissage est d’une infinité de nuances, comme Tunis [...] Des pans de civilisation se sont croisés, entrecroisés, mêlés », témoigne Essia.

Je suis moi-même métisse. Depuis mon enfance, je m’interroge sur la double culture, cet entre-deux. Mon père est tunisien, ma mère est française, blonde aux yeux bleus. C’est une «Ch’ti» du Nord de la France, où je passais enfant tous mes étés, dans un village près de Cambrai. On attendait ce moment toute l’année! Nous prenions le bateau depuis Tunis jusqu’à Marseille, une traversée de 24 heures, puis nous remontions la France en voiture. Un voyage qui m’a donné l’envie de partir sur les routes, plus tard. Mon frère et ma sœur sont blonds aux yeux bleus, on ne se ressemble pas, et les gens nous perçoivent d’une manière différente. Pour beaucoup, le métissage est physique, alors que c’est beaucoup plus complexe. Il est vécu différemment rien qu’au sein d’une même famille. Je n’ai pas le même rapport à la France, à la Tunisie, à la langue que mon frère et ma sœur. J’ai été scolarisée au lycée français Pierre- Mendès-France de Tunis, où l’on rencontre des jeunes de toutes les cultures. Ce mélange, cette richesse sont des repères très forts pour moi. Car, en Tunisie ou en France, je ne me sentais jamais complètement tunisienne, jamais complètement française, parfois à moitié française, à moitié tunisienne... C’est une question complexe et intéressante à aborder. Nous, les Franco-Tunisiens, nous votions déjà en France, mais nous étions très fiers de le faire pour la première fois en Tunisie après la révolution! Une mise à niveau des deux pans de notre identité, au niveau politique, de la liberté de parole.

Vous citez l’écrivain et essayiste tunisien Albert Memmi. Que représente-t-il pour vous?

Il m’a bouleversée quand j’avais 20 ans, pendant mes études de lettres à la Sorbonne. La lecture de son roman La Statue de sel, où il raconte son tiraillement entre les différents pans de son identité, a été un vrai choc. Je l’ai rencontré pour mon mémoire de maîtrise, que j’ai consacré à ses œuvres. On a correspondu pendant longtemps [Albert Memmi, né en 1920, est décédé le 22 mai 2020, ndlr]. Il est une figure littéraire très importante pour moi. Ses fictions comme ses écrits sociologiques, tels L’homme dominé ou Le Portrait du colonisé, m’ont structurée, dans ma vie comme dans ma façon d’aborder la littérature. C’était très enrichissant d’échanger avec un homme de cette génération. Il me parlait de cette Tunisie coloniale, peut-être encore plus métissée que celle d’aujourd’hui car demeuraient encore les Italiens, les Siciliens, les juifs – lesquels sont presque tous partis... Le couple de mes parents, puis ma naissance, celle de mon frère et de ma sœur, sont le résultat de ces rencontres culturelles. 

Partagée entre deux pays, votre double culture vous a-t-elle donné le goût du voyage, de la découverte de l’autre?

Oui. C’est une recherche de soi à travers les voyages, mais aussi un enrichissement à travers la rencontre de l’autre, qui transforme votre vie. Plus que le métissage, c’est la rencontre interculturelle qui m’attire: qu’est-ce qu’on en fait, quel impact sur l’identité d’une personne, son évolution... J’ai la bougeotte, et je m’interroge sur «le même et l’autre», être pareil et diffé- rent. Très jeune, j’ai eu envie d’aller découvrir l’ailleurs. J’aime partir en voyage avec mon sac à dos, mais c’est aussi important de s’ancrer dans un pays quelque temps, pour en saisir en pro- fondeur la culture, les mœurs, la façon de vivre. Mon premier pays d’expatriation fut la France, où je suis arrivée à 18 ans pour mes études. Un ailleurs qui était déjà en moi. J’ai vécu treize ans à Paris, une ville-monde riche en possibilités pour s’éva- der très vite, avec les quartiers indiens, africains... toute l’offre culturelle. Pendant mes études, j’ai fait un stage en Inde pour enseigner le français à l’Alliance française, pendant six mois, à Bombay et à Chennai. Puis j’ai enseigné trois mois en Équateur, et étudié un an à Londres avec le programme Erasmus.

D’où vient votre passion pour l’Inde?

C’est un pays fascinant qui m’a énormément nourrie. C’est là que j’ai eu le sentiment d’être à la fois la même et l’autre. J’ai trouvé une ressemblance, des similitudes culturelles avec la Tunisie. Cet héritage de la religion musulmane, les vêtements très colorés, chargés, ornés de paillettes, la présence du jasmin... Ma recherche de DEA [diplôme d’études approfondies, ndlr] comparait l’héritage culturel et cultuel dans la littérature de la diaspora indienne des Antilles anglophones et franco-phones (Trinidad, Guadeloupe, Martinique).

Les pays d’Afrique de l’Ouest sont votre deuxième culture de cœur...

En effet. À Paris, je faisais de la danse guinéenne, je jouais des percussions. J’ai effectué plusieurs voyages de danse et de musique en immersion en Guinée. Et j’ai eu un coup de cœur pour le Sénégal, lors d’un séjour touristique. Dakar est la jumelle de Tunis: une ville balnéaire avec une corniche, une atmos- phère proche mais en version Afrique de l’Ouest... Je me suis sentie très vite chez moi. J’y ai retrouvé des pans de ma culture tunisienne, car il y a des Mauritaniens, des Tunisiens expatriés, des Libanais... Et des Sénégalais se rendent aussi en Tunisie pour étudier ou travailler. J’ai donc candidaté pour un poste de professeur de lettres au lycée français Jean-Mermoz de Dakar et j’y suis restée trois ans.

Vous êtes actuellement en poste à Madagascar, à Antananarivo. Comment vivez-vous cette expérience?

Pour la première fois, je me sens autre, j’ai du mal à trouver le « même ». J’y ai beaucoup moins de repères, et ça m’interroge, me passionne, sur un plan identitaire. Pour quelles raisons ? Parfois, on retrouve des détails, des odeurs, des habits, des énergies, des façons d’être. Depuis peu, je découvre des croyances ancestrales similaires à celles de mon pays natal. C’est en passant du temps dans un endroit que l’on apprend ces choses, parfois ça va très vite, pour d’autres pays il faut creuser, chercher. En plus de l’enseignement, je suis formatrice d’enseignants dans les lycées français de la zone océan Indien. Donc je passe ma vie à bouger, entre Maurice, les Comores, les Seychelles. J’aime beaucoup La Réunion également, une île-monde, une mosaïque identitaire composée d’héritages africain, indien, du monde arabe... Elle concentre tout ce que j’aime: la montagne et la mer, les danses africaines et indiennes, le mélange des cultures, une facilité de parole...

Comment transmettez-vous le goût de lire à vos élèves?

Ma vision s’oppose à la notion de programme de littérature, classée par genre ou par âge. Car on peut relire des œuvres à différentes périodes du cursus. Plutôt que cette codification qui peut repousser certains élèves, je préfère y entrer par le concret, avec des thèmes comme « regarder le monde », « recherche de soi », « l’humanité et sa violence », etc. Ce réel nous amène à redécouvrir les classiques, et c’est alors intéressant de les mettre en regard avec des œuvres contemporaines. Je me passionne pour le sujet lecteur: comment permettre à un élève de parler d’un livre d’une manière créative, autrement que par une fiche de lecture standard ? Et je les fais beaucoup écrire. Les contraintes techniques peuvent être données comme indicatives, mais ne doivent pas constituer une entrave. Pour citer Marguerite Duras dans son essai Écrire, l’écriture est un mouvement. 


 

lundi 6 juillet 2020

La guerre froide entre le président et Ghannouchi


Entre le président de la République, universitaire légaliste attaché ses prérogatives, et celui de l’Assemblée, vieux leader politique madré et envahissant, le bras de fer se durcit.


Ghannouchi
Ghanouchi face au président Kaies Said 
Quelle mouche a donc piqué l’ancien dirigeant d’Ennahdha Abou Yaareb el-Marzouki quand il a appelé sur les réseaux sociaux, le 14 juin, à un jugement populaire symbolique de Kaïs Saïed ? Le professeur de philosophie, proche de Rached Ghannouchi, titulaire du perchoir, accuse le président de la République de « détruire les institutions de l’État au moyen de ses prérogatives et de ne pas respecter la volonté des citoyens exprimée par les urnes et la révolution ». En somme, de trahison. Cette attaque en règle illustre les désaccords profonds en matière de conception et d’exercice du pouvoir entre le locataire de Carthage et celui du Bardo. 

Les deux hommes sont les figures de proue de la législature qui a débuté en octobre 2019. Entre la révolution et la présidentielle de 2019, ils avaient été amenés à se rencontrer occasionnellement. Leurs échanges avaient surtout porté sur la Constitution, alors en cours de rédaction, et sur l’idée, chère à Kaïs Saïed, de contraindre les hommes d’affaires corrompus à investir dans les régions défavorisées. La relation est policée mais distante. « Au fond, l’intellectuel et le chef de parti n’avaient pas grand-chose à se dire », se rappelle le témoin d’une rencontre.

À l’époque, Ghannouchi évalue mal la détermination de Saïed. Comme l’ensemble de la classe poli- tique, il sous-estime l’audience de cet expert en droit constitutionnel. Et découvre avec surprise, dans les huit mois qui précèdent les élections de 2019, que Saïed caracole en tête dans les sondages, figurant systématiquement dans le duo de tête. Pourtant, le président d’Ennahdha opte pour le déni. Là encore à l’unisson avec les autres partis, qui considèrent que le phénomène Saïed ne saurait bouleverser les équilibres politiques. Au lendemain du premier tour, il est trop tard. « Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait l’homme politique français Georges Clemenceau au début du XXe siècle. Aussi, Ennahdha se découvre une passion pour Saïed dans l’entre- deux tours : les militants l’appellent par son prénom pour donner l’illusion d’une proximité et en font leur champion. Le professeur remporte la présidentielle avec 73 % des suffrages exprimés, sans qu’Ennahdha ait réellement pesé sur les résultats. Aux législatives, le parti de Ghannouchi subit un net recul, même s’il décroche le plus grand nombre de sièges, et parvient à faire élire son leader au perchoir, convaincu que c’est le poste le plus stratégique pour tenir tête à Carthage.

Ce malentendu fondateur s’est mué, au fil des mois, en bras de fer permanent entre deux hommes que tout oppose. Le pragmatique leader islamiste, fort de plus de quarante ans d’expérience politique, pense ne faire qu’une bouchée de l’universitaire légaliste et pédagogue. Ghannouchi est d’autant plus sûr de lui que Saïed ne dispose d’aucun parti pour l’épauler. Aussi le titulaire du perchoir fait-il jouer pleinement ce qu’il pense être son atout pour s’imposer comme un président bis. Dès le début de la mandature, Ghannouchi dote la présidence de l’ARP d’un cabinet et ne se gêne pas pour s’immiscer dans la politique étrangère de la Tunisie, qui, avec la Défense, est pourtant du seul ressort du chef de l’État. Mais le leader d’Ennahdha bute pour l’heure sur l’état de grâce dont semble toujours bénéficier Saïed. Chaque offensive du premier renforce la popularité du second : 64,6 % des Tunisiens se disent satisfaits de l’action du président, quand 73,6 % désapprouvent celle de Ghannouchi. « Le cheikh n’a pas de prise sur Kaïs Saïed, élu au suffrage universel et qui dispose, en vertu de la Constitution, de l’arme ultime de la dissolution », analyse un député du bloc de la Réforme nationale.

Propos incendiaires

Imperturbable, le président de la République profite de ses rares prises de parole pour remettre les pendules à l’heure, comme lorsqu’il lâche, à l’occasion de ses vœux au peuple pour l’Aïd, que, « sur son territoire et en dehors, la Tunisie a un seul président ». La mésentente profonde entre « l’intello » et « le politique » tient aussi à la conception que chacun se fait de la souveraineté, chère aux deux hommes. Quand le président de l’ARP l’interprète comme un chèque en blanc accordé au Parlement, celui de la République oppose une lecture plus présidentialiste de la Constitution, qui, dit-il, lui accorde des prérogatives bien plus larges que la sécurité nationale et la diplomatie. Ce hiatus explique sans doute la harangue de Saïd Ferjani, député et compagnon de route de Rached Ghannouchi, à l’adresse de Kaïs Saïed, le 11 mai : « Êtes-vous en train de mettre en place une organisation parallèle ? Vos sympathisants aiguisent les couteaux pour faire chuter le Parlement et le gouvernement sans la moindre réaction de votre part ! » Derrière les propos incendiaires transparaît la crainte de Ghannouchi de perdre le contrôle de l’ARP. Le fondateur d’Ennahdha ne peut s’y résoudre, pas davantage qu’il ne peut concevoir la mise à l’écart de son parti de la conduite des affaires publiques. Ennahdha a siégé dans presque tous les gouvernements depuis la révolution.


« Le gouvernement est un enjeu, confirme le politologue Karim Bouzouita. Ennahdha y participe, mais le chef de l’exécutif a été choisi par le président de la République et lui seul. » Aussi, en dépit de la crise entre Carthage et Le Bardo, les partis détenteurs d’un portefeuille ministériel ne franchissent pas la ligne jaune. Tous claironnent leur appartenance à une coalition qui soutient le président, coordonnée depuis La Kasbah par le chef de gouvernement, Elyes Fakhfakh, qui doit sa désignation à Kaïs Saïed, lequel a dérogé aux règles de la démocratie en éliminant du tour de table Qalb Tounes, pourtant deuxième force de l’ARP. Un déni de démocratie ? Les partisans du chef de l’État y voient plutôt le signe d’une rectitude morale. « Pour lui, l’intégrité prime, explique l’un d’eux. Il a écarté les partis dont les dirigeants font l’objet de poursuites », allusion à Nabil Karoui, président-fondateur de Qalb Tounes. La manœuvre a un temps déstabilisé Rached Ghannouchi, habi- tué aux jeux d’appareils, à la stratégie du consensus et à des chefs du gouvernement conciliants. Le patron d’Ennahdha n’a pas hésité à faire savoir qu’il ne comptait en aucun cas se laisser imposer des réformes, menaçant de bloquer des projets gouvernementaux à l’Assemblée ou d’abroger les décrets-lois qui ont permis à Fakhfakh de gérer l’urgence du Covid-19. 

Stratégie double tranchant

La partie n’est donc pas finie entre les « deux présidents », qui auront encore des occasions de croiser le fer. Kaïs Saïed entend jouer pleinement son rôle, fait savoir Carthage, rappelant qu’il ne s’est pas ingéré dans les affaires de l’Assemblée quand elle a examiné, au début de juin, une motion – qui sera rejetée – réclamant des excuses et des dédommagements à la France pour ses crimes pendant la période coloniale. Quelques jours plus tard, l’ancien enseignant était à Paris pour une visite de quarante-huit heures au cours de laquelle il a loué et mis en avant l’amitié tuniso-française. En attendant des jours meilleurs, Rached Ghannouchi, lui, fait profil bas et continue de manœuvrer
pour intégrer Qalb Tounes et la Coalition d’El Karama au gouvernement. Une stratégie à double tranchant : l’intercession d’Ennahdha en faveur des extrémistes de Seifeddine Makhlouf pourrait sceller le sort d’un parti accusé d’être trop conciliant avec les salafistes. À moins que, là encore, le jeu partisan ne l’emporte sur la politique. Contesté au sein même d’Ennahdha, Rached Ghannouchi pourrait alors trouver dans un remaniement une diversion opportune pour faire oublier les controverses domestiques.



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