mercredi 31 janvier 2018

Les dirigeants actuels de la Tunisie manquent de vision

L’ex-premier ministre Mehdi Jomaa déplore l’érosion de la classe moyenne


Mehdi Jomaa, 55 ans, est l’ancien chef du gouvernement « technocrate » qui a gouverné la Tunisie de janvier 2014 à février 2015, après la crise de 2013 où le pays frôla la guerre civile. Fondateur du parti Al-Badil Ettounsi (Alternative tunisienne), Mehdi Jomaa cherche, avec d’autres petites formations, une alternative à la coalition gouvernementale formée par Nidaa Tounès (« pseudo moderniste ») et Ennahda (« islamiste »). La Tunisie a été récemment en proie à une poussée de fièvre sociale à cause de hausses de prix. 

Comment l’interprétez-vous ? 
Cette tension sociale m’inquiète. Malheureusement, elle était prévisible. Sur le plan politique, la Tunisie a progressé. Mais on devait travailler sur la robustesse de ce processus par l’économique et le social. Car la révolution de 2011, ce n’est pas seulement la liberté, c’est aussi la quête de la dignité, en particulier de la jeunesse, qui veut avoir des perspectives sociales et économiques. 

Il existe un énorme potentiel dans notre pays. Et pourtant cela bloque. Où le problème se situe-t-il ? Le leadership actuel ne dispose pas d’une vision claire de l’avenir du pays. Or, pour réussir une transformation, il faut savoir quelle Tunisie nous souhaitons avoir dans vingt ou trente ans. On l’a bien vu quand la loi de finances a été discutée en fin d’année. Il ne s’agit pas à mes yeux d’une loi équitable. On ne relance pas l’économie par plus de taxes et de pressions sur le pouvoir d’achat du citoyen qui est déjà fatigué, par plus de ponction fiscale sur l’entreprise et plus particulièrement le secteur formel. Cette loi de finances a des bénéficiaires : le secteur informel, car plus de taxes fait forcément le jeu de ce secteur. Et des perdants : la classe moyenne et les entreprises, qui sont le cœur de la création de richesses. 

Pourquoi êtes-vous si sévère à l’égard des dirigeants actuels ? 
Ils sont des experts de la promesse plutôt que des visionnaires. Pourquoi avait-on réussi en Tunisie après l’indépendance ? Parce qu’il y avait des visionnaires qui ont investi dans l’éducation, la santé, la femme. Il y avait un vrai leadership porté par des valeurs. Depuis trois ans, nous avons un gouvernement de coalition [entre Nidaa Tounès et Ennahda]. Or cette alliance ne s’est pas faite autour d’un programme mais d’un partage du pouvoir entre partis. 

Certains ont assuré que les manifestations ont été manipulées. Y croyez-vous ?
Certains casseurs ont pu venir se greffer sur ces manifestations, comme partout ailleurs dans le monde. Nous soutenons les protestations dans la mesure où elles restent pacifiques. Mais audelà des incidents, le problème de fond, c’est l’érosion du pouvoir d’achat. Depuis trois ans, le gouvernement a privilégié les augmentations salariales au pouvoir d’achat. Il y a un vrai malaise. Les gens souffrent. La Tunisie avait un énorme atout, son tissu social était centré autour de sa classe moyenne. Or, on assiste aujourd’hui à une érosion de cette classe moyenne. Je ne suis ni de droite ni de gauche. Personnellement, je suis issu de la classe moyenne. Ce qui m’a fabriqué, c’est l’ascenseur social. La dimension sociale fait partie de l’histoire de notre chère Tunisie. Je me définis donc comme social mais aussi comme quelqu’un qui veut encourager l’initiative privée. Il faut un Etat stratège qui ait une vision, il faut un Etat incitateur qui fournisse la stabilité et l’environnement nécessaires à la création de richesses. 

Quels sont les enjeux des premières élections municipales depuis la révolution, qui devraient avoir lieu en mai ?
 Ce scrutin est important, il va rapprocher la démocratie du citoyen. Quand vous voyez l’état de nos villes et de nos villages, il faut absolument agir. Un autre enjeu est de faire émerger à partir de ce niveau local un nouveau leadership. Mais il faudra que, durant la campagne électorale, l’Etat conserve sa neutralité. Or, on voit déjà le gouvernement se mettre au service d’un parti [Nidaa Tounès]. Et ça commence déjà à faire des promesses qu'ils ne tiendront pas !



mardi 23 janvier 2018

L’impuissance du gouvernement tunisien


Le choc



Tunisie



Durant les derniers jours [depuis le 7 janvier], plusieurs quartiers de Tunis et villes de l’intérieur du pays ont été secoués par de vives tensions sociales et des heurts violents, ayant notamment causé la mort d’un manifestant [selon le ministère de l’Intérieur, ce décès, annoncé par le ministère de la Santé le 9 janvier et largement cité par les médias, ne serait pas dû à des violences des forces de l’ordre] et occasionné plusieurs centaines de blessés dans les rangs des policiers et parmi les manifestants. Des saccages, vols, violences et actes de vandalisme ont aussi été constatés dans plusieurs banlieues de Tunis et dans plusieurs villes et villages de l’intérieur. Plusieurs routes ont été coupées par des manifestants et des scènes de guérilla urbaine ont eu lieu, avec des pneus brûlés, des jets de pierres et des bombes lacrymogènes.

Plus inquiétant encore, la plupart des manifestations se passent la nuit, ce qui complique le contrôle du caractère pacifque des manifestations. Plusieurs centaines d’arrestations dans les rangs des manifestants sont déclarées et plusieurs centaines d’autres seraient à venir. De nombreux édifices publics et équipements de sécurité sont partis en fumée. Le retour au calme est fragile, les manifestants demandent l’abrogation de la loi de finances 2018 ; et leurs leaders politiques poussent vers l’escalade. La police fait de son mieux pour maîtriser tous les quartiers et le gouvernement tente désespérément de désamorcer les tensions.

Tout cela se passe alors que la Tunisie célèbre le septième anniversaire de la fin du régime dictatorial de Zine El-Abidine Ben Ali [au pouvoir depuis vingt-quatre ans, Ben Ali est poussé à fuir le pays le 14 janvier 2011] et de l’amorce d’une transition démocratique, une première dans les pays arabo musulmans. En cause, une augmentation de 1 % de la TVA et des hausses de prix pour plusieurs produits essentiels, accélérant une inflation déjà galopante (6,5 %). Le taux de chômage dépasse les 30% chez les jeunes et les 40% dans les régions intérieures rurales. La dette dépasse 70% du PIB et le dinar local a perdu 40 % de sa valeur ces deux dernières années.

Le malaise couvait depuis quelques mois et il est entretenu par une croissance économique atone et par une gouvernance très politisée, notamment par des frictions endémiques au sein de la coalition constituant le gouvernement [dont les deux principales composantes sont le parti Nidaa Tounès, l’Appel de la Tunisie, dont est issu le président et qui compte 67 élus au Parlement, et le parti islamiste Ennahda, première force avec 69 élus]. Mis sous pression par le FMI [qui a conditionné son prêt de 2,4 milliards d’euros approuvé en mai 2016 à l’application d’une politique de réduction des déficits] et les bailleurs internationaux, le gouvernement doit démontrer une “discipline budgétaire” dans sa gouvernance des dépenses publiques. Ses engagements signés dans une lettre adressée au FMI par le chef du gouvernement et le gouverneur de la Banque centrale (29 mai 2017) annonçaient la couleur de l’impopularité des mesures à venir : dévaluation du dinar, hausse des taxes, privatisation de sociétés d’État, départ volontaire de plus de 60 000 fonctionnaires, gel des salaires, limitation de la compensation des produits de base, etc. Le tout était prévu d’avance et cela fait partie d’un ensemble de conditionnalités empêchant la Tunisie de s’endetter davantage pour éviter les risques de banqueroute.

Tensions. 

La grogne populaire est aussi expliquée par une gestion aléatoire menée par un gouvernement sans réelle vision économique et qui tente de “plaire aux bailleurs de fonds” sans disposer de l’expertise ni de la cohérence requise pour relancer la croissance économique. 

Pionnier et seul pays rescapé du “printemps arabe”, la Tunisie s’est engagée dans une transition démocratique depuis sept ans. Une telle transition n’a pas généré les progrès économiques escomptés et a dégradé le pouvoir d’achat par une inflation galopante et un chômage explosif.

Le hashtag #Fechnestannew [“qu’est-ce que nous attendons?” ou “plus rien à attendre du gouvernement”] est le slogan scandé par les manifestants des trois derniers jours. Ce hashtag, placardé en noir sur les murs de certains quartiers de la capitale, est relayé de manière virale sur les réseaux sociaux. Le caractère désespéré de ce slogan en dit long sur le malaise et les tensions qui vont crescendo à l’approche de la visite du président Macron en Tunisie [prévue début février] ; et surtout à la veille des élections municipales (prévues au printemps).

Selon des experts nationaux, la morosité économique à l’origine de ces contestations est largement expliquée par un déficit de confiance à l’égard des élites et d’un système de gouvernance mettant main dans la main un parti religieux islamisant et un  parti inspiré par l’idéologie de Bourguiba, le président ayant sévi contre les islamistes durant les années 1970 et 1980.

Au pouvoir depuis seize mois, la coalition gouvernementale actuelle a été érodée par ses contradictions et a généré un déficit de confiance perceptible au niveau de l’investissement et une recrudescence des activités économiques informelles, le long des frontières avec la Libye et par le biais de nouvelles filières de contrebande directement liées à des pays subsahariens (cigarettes, drogue, alcool, etc.).

Les incertitudes politiques et les erreurs de gouvernance mettent à plat plusieurs agrégats économiques, dont l’investissement privé, l’épargne des ménages, la demande agrégée et les exportations. Le défi à relever consiste notamment à renforcer la confiance de plusieurs tour-opérateurs qui commencent à renouer avec la Tunisie, pour relancer un secteur touristique encore meurtri par plusieurs actes terroristes en 2014 [en juillet sur le mont Chaambi, dans le nord- ouest du pays, à proximité de la frontière algérienne] et en 2015 [en mars, au musée du Bardo, près de Tunis, et en juin, dans une station balnéaire à Sousse].

Le capital de confiance dans les mutations démocratiques a du plomb dans l’aile. La rue et les couches défavorisées lancent une nouvelle défiance contre le gouvernement en place, en voulant abroger une loi de finances votée pour 2018 par la coalition gouvernementale et débattue pendant plusieurs mois par tous les partis et les élites politiques. Un véritable camouflet pour la classe politique qui montre encore une fois ses limites dans la mise en œuvre d’une transition économique* capable de s’arrimer à la transition politique à l’œuvre depuis 2011.


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