dimanche 10 juin 2018

Saber Laajili, affaire numero 4919


Un an après son arrestation pour atteinte à la sûreté de l’État, ce haut cadre de la lutte antiterroriste croupit toujours en prison. Pourtant, les pièces versées au dossier d’instruction sont loin d’être accablantes.


Dire que, pour Saber Laajili, cela aurait pu être une soirée de ramadan comme les autres. Mardi 30 mai 2017, il quitte sereinement La Marsa après son habituelle partie de cartes avec des amis. Arrivé dans sa rue, il aper- çoit des collègues devant son domicile. Il est 1 h 30 du matin. Le directeur de la Sûreté touristique, suspicieux, croit être la cible d’une embuscade organisée par des terro- ristes. En son for intérieur, il regrette de ne pas porter son arme de service. Saber Laajili est loin d’imaginer que commence pour lui un long cauchemar. Celui qui fut le patron de la brigade antiterroriste d’El-Gorjani est appréhendé par ceux à qui il inspirait, jusqu’à il y a peu, respect, voire admiration. Une heure plus tard, le voilà déféré devant le juge d’instruction : il est soupçonné de com- plot contre la sûreté de l’État. Pas moins. Sa vie bascule. C’est ainsi que débute l’afaire no 4919 : une intrigue digne d’un film de Costa Gavras sur fond d’argent sale, d’es- pionnage et de dénonciations anonymes.

L’accusé n’est pas n’importe qui. Sa répu- tation le précède. Avec ses équipes, Saber Laajili afche un palmarès édifant : opéra- tion déjouée contre le lycée français de La Marsa, attaque anticipée à Ben Guerdane, en mars 2016, et informations sensibles recueillies en février 2016 pour préparer le raid américain contre un camp de Daesh, à Sabratha, en Libye. La réactivation des filières du renseignement ? À verser, en partie, à son crédit aux yeux de l’opinion publique. Le patron de l’antiterrorisme est même félicité par le chef du gouverne- ment, Youssef Chahed, après une saisie, en octobre 2016, de missiles sol-air à gui- dage thermique à la frontière libyenne, à Ben Guerdane. Diplômé de droit, entré au ministère de l’Intérieur en 1993, il ne sait pas qu’il est depuis sept mois l’objet d’un signalement auprès du procureur général.

L’informateur – dont le nom ne peut être dévoilé, secret de l’instruction oblige – est pourtant formel : Laajili traiterait avec des terroristes étrangers, en l’occurrence libyens. Et les liens, d’après cette source, outrepasseraient les prérogatives du fonc- tionnaire. « Mais avoir des contacts et des indicateurs est une démarche normale et courante pour ceux qui travaillent à partir du renseignement ! » plaide un proche du prévenu, encore stupéfait des chefs d’in- culpation retenus. Comment soupçonner le patron d’une brigade antiterroriste, qui a contribué au rétablissement de la stabi- lité sécuritaire après les attentats de 2015, d’entretenir des liens avec des extrémistes ?

La question devient intention

Témoignages et documents confrment que Saber Laajili était en contact avec Chafk Jarraya, lobbyiste et sulfureux business- man tunisien réputé pour sa proximité avec des milices libyennes . Quelque temps avant son arrestation, il l’avait reçu dans les locaux du minis- tère de l’Intérieur. L’homme d’affaires était accompagné d’un avocat libyen suscep- tible de devenir une source. Des témoins étaient présents quand Saber Laajili avait demandé à l’un de ses subal- ternes si l’un des terroristes libyens arrêtés en Tunisie était libérable. La question estdevenue intention. Et le « super policier », suspect. Mohamed Abbou, l’un des avo- cats de Saber Laajili, est outré. Militant des droits humains et membre de son comité de défense, il fait valoir que « cette demande ne constitue pas un crime. Laajili n’avait aucun pouvoir judiciaire pour faire libérer qui que ce soit et travaillait sous l’autorité du ministère public ! » La justice militaire, elle, en a décidé autrement lorsque l’accusé a été déféré.

Procédure bancale

Sept mois durant, pourtant, Saber Laajili n’a pas été inquiété. Pis : alors qu’il fait déjà l’objet de soupçons, il est muté à la direc- tion de la Sûreté touristique, poste sensible par excellence. Nul n’imagine qu’il puisse être impliqué dans une afaire d’atteinte à la sûreté de l’État. Après l’attentat d’El Kantaoui, en juin 2015, c’est lui qui avait été chargé de mettre en place de nouvelles normes de sécurité en coopération avec les autorités britanniques. Un paradoxe que la défense relève à peine tant les contra- dictions et zones d’ombre dans le dossier d’instruction lui-même lui semblent nom- breuses. Walid Boussarsar, l’un des avocats de Laajili, afrme que « le dossier est vide ». Il remarque des erreurs sur les dates : l’in- formateur ferait référence à une rencontre en février 2016, alors qu’en réalité elle aurait eu lieu en octobre, au moment où l’intéressé n’était pas encore en poste. La défense accuse la source du ministère de la Justice d’être coutumière des dénoncia- tions calomnieuses.

Walid Boussarsar évoque aussi des articles de presse ou des interventions sur les réseaux sociaux versés comme preuves au dossier sans qu’aucun recoupement ne les ait validés. Des documents qui disculpent Saber Laajili seraient, eux, traités avec légèreté. Ils prouveraient pourtant que l’homme agissait dans le strict cadre de son travail, recevant Chafik Jarraya sur ordre de son supérieur Imed Achour, ex-directeur général des Services spéciaux, égale- ment arrêté, et avec l’approbation explicite du ministre de l’Intérieur de l’époque, Najem Gharsalli, qui est lui sous le coup d’un mandat d’amener. Pour la défense, c’est le signe que les rencontres se voulaient bien professionnelles et qu’elles permettaient à Laajili de soutirer de précieuses informations et des contacts à Chafk Jarraya, notamment sur la Libye.

À en croire Walid Boussarsar, les incohé- rences de procédure seraient aussi légion : « L’informateur, qui a préféré s’adresser au sommet de l’exécutif au lieu de se tourner vers sa hiérarchie ou vers les services de l’inspection, a été orienté vers le procu- reur général, auquel ont recours surtout les avocats, plutôt que vers le procureur de la République. » Aujourd’hui, la pro- cédure piétine : « Les premiers délais légaux de rétention ont été dépassés le 26 novembre 2017. Plutôt que de le libérer, on a imputé à mon client une autre afaire.

Mais sur les 6 000 pages de ce nouveau dossier, son nom n’est pas cité une seule fois ! Il a même été relaxé. » Laajili est pourtant toujours détenu. Le comité de défense, jugeant que cette incarcération n’est conforme ni au droit international ni à la Constitution tunisienne, a porté plainte en décembre 2017 contre le gou- vernement auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève. Une démarche que justife aussi le suivi médical approximatif dont bénéfcie Saber Laajili, opéré d’un cancer au cours de sa détention.

Mauvais signal

« Ce scénario aurait pu s’être produit sous Ben Ali, tempête Mohamed Abbou. On trouve une micro-histoire et on en fait toute une affaire. C’est du jamais vu ! » L’avocat s’alarme de l’état psychique d’Imed Achour, l’ancien directeur général des Services spéciaux : « La loi nous empêche de parler des détails de l’affaire, mais on ne peut taire les dépassements quand il touche à des vies humaines. » « Jamais un grand sécuritaire n’a été arrêté en Tunisie ni pour corruption ni pour torture, notent des membres du comité de défense. Là, on les implique carrément dans des affaires de sûreté de l’État ! » La crainte ? Que cette affaire donne un coup d’arrêt à la lutte antiterroriste. « Les hommes de la Sûreté ont vu leurs chefs arrêtés pour avoir simplement fait leur travail. De peur de subir les mêmes accusations, ils ont cessé de travailler. Un climat de suspicion règne au sein des services de la Sûreté de l’État, avec tous les dangers que cela entraîne », sou- ligne l’historien et opinioniste Abdelaziz Belkhodja. « Le message aux sécuritaires est clair. Si tu fais ton travail, tu risques la prison. D’où prend-on les informations si ce n’est auprès des indicateurs ? » se désolent des cadres du ministère de l’In- térieur, qui notent que seul le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI) a exprimé sa solidarité à Laajili. Les ONG de défense des droits de l’homme se montrent, elles, timorées. Sollicité par la famille, Human Rights Watch n’a pas donné suite, comme s’il était gênant de défendre les droits d’un ancien chef de la police.

Depuis la chute du régime de Ben Ali, le système sécuritaire est au centre de nombreuses polémiques et remises en question, notamment par la société civile. Il a également été visé par des tentatives de noyautage par des partis politiques. Mais, par le passé, les dossiers restaient tuniso-tunisiens. Le cas Saber Laajili amène des conclusions infniment plus graves. D’abord, il signe l’aveu de défaillance des autorités tunisiennes. Comment expliquer sinon qu’elles aient pu nommer, puis promouvoir, à des postes de haute responsabilité de potentiels complices de terroristes ? La question reste à ce jour sans réponse. L’affaire no 4919 semble aussi mal ficelée. En évoquant une collusion avec une armée étrangère, l’État semble reconnaître les milices libyennes comme une armée légitime. Or ce n’est pas la position de la diplomatie tunisienne. Erreur de terminologie ? Cafouillage à mettre sur le compte de la précipitation des instructeurs ? Dans tous les cas, la dimension politique de l’affaire est indéniable. « Qui est derrière tout cela ? » s’interroge un proche de Laajili. Mystère...

CIRCULEZ, IL N’Y A RIEN À VOIR

Silence radio du gouvernement un an après le coup de flet anticorruption qu’il a lancé en mai 2017. « 95 % des affaires sont en cours, donc sous le sceau du secret de l’instruction », avance le ministère de la Justice pour justifier l’absence de bilan. Malgré les discours et les effets d’annonce, aucune affaire spectaculaire n’a réellement été dévoilée. Et les Tunisiens ne croient plus aujourd’hui à la fiabilité d’une quelconque « opération mains propres. »

À l’époque, une crise économique sévère frappe la Tunisie, et les revendications sociales frisent l’appel à la désobéissance civile, notamment à El Kamour, dans le Sud. Le terreau est explosif quand Youssef Chahed déclare la guerre aux corrompus. Le patron de la Kasbah opère une prise de choix avec l’arrestation de l’homme d’afaires et lobbyiste Chafk Jarraya, qui, fort de ses relations, entre autres politiques, avec Nidaa Tounes, nargue régulièrement
le pouvoir. Efet immédiat dans l’opinion publique : le patron de la Kasbah s’ofre un bol d’oxygène, et sa popularité repart à la hausse. Dans les faits, les dossiers – qui existent depuis des années – pour lesquels Chafk Jarraya fait l’objet de poursuites sont nombreux. Mais la mémoire collective n’en retient qu’un : celui d’atteinte à la sûreté de l’État, qui a conduit à son arrestation en mai 2017. Cette afaire n’a pourtant rien à voir avec la bataille « anticorruption » menée par Youssef Chahed. Dans la foulée de l’interpellation de Chafk Jarraya, qui n’exerce plus son inffuence, une dizaine de figures du commerce parallèle sont arrêtées pour des délits douaniers mineurs.




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