lundi 7 janvier 2019

A Tunis, la justice transitionnelle en fin de course

IVD TUNISIE
Les dossiers de l'IVD

L’instance chargée de faire la lumière sur les dérives du régime Ben Ali a rencontré de multiples difficultés


Rached Jaïdane claudique toujours, fichu stigmate. Des ligaments de la cheville broyés à force de « poulet rôti », cette position du corps suspendu à une barre pieds et poings ligotés, cela laisse des traces, des douleurs, même un quart de siècle après. Rached Jaïdane, quinquagénaire au bouc poivre et sel, n’aime pas trop ressasser ces souvenirs de torture dans les geôles de l’ex-dictateur Ben Ali, où il perdit bien plus que treize ans de sa vie de 1993 à 2006. La pudeur l’inhibe pour évoquer l’ampleur des outrages.

Et s’il y consent, c’est pour interroger : « Pourquoi cette atrocité, cette sauvagerie ? » Et aussi pour revendiquer une simple aspiration à la justice : « Je veux juste comprendre qui a donné l’ordre, re- monter au sommet de l’échelle des responsabilités. » Alors que le mandat de l’Instance vérité et dignité (IVD), réplique tunisienne de la Commission vérité et réconciliation sud-africaine, expire lundi 31 décembre après quatre ans et demi d’existence, le cas de Rached Jaïdane est l’une des affaires emblématiques de la justice transitionnelle en Tunisie. Ces six derniers mois, une cinquantaine de dossiers du même type, mettant en cause des violations des droits de l’homme – avant ou pendant la révolution de 2011 –, ont été trans- mis à des chambres spécialisées. Une vingtaine d’audiences ont déjà eu lieu à Tunis, Nabeul, Gabès, Sidi-Bouzid, Gafsa...

Est-ce la fin de l’enlisement de ces dernières années ? La brusque activation, avant la date fatidique du 31 décembre, du volet pénal de la « reddition des comptes », une des missions de l’IVD, fait naître autant d’espoirs chez les victimes que de craintes chez les bourreaux. Sept ans après la chute de la dictature, et alors que les forces de l’ancien régime tirent parti de la confusion entourant la « transition démocratique » pour se réveiller, un sentiment d’urgence s’est emparé des cercles militant. A leurs yeux, il n’était que temps d’en finir avec l’impunité dont les acteurs de l’ex-dictature avaient jusqu’alors bénéficié et à laquelle la rupture de 2011 n’avait pas changé grand-chose. «Seule la jus- tice transitionnelle peut stabiliser la Tunisie, insiste Rached Jaïdane. Si le processus est torpillé, cela peut casser le pays. »

L’ancien prisonnier politique a retrouvé un début de confiance. Le 6 décembre, il a pu apercevoir ses tortionnaires, dissimulés pourtant derrière un paravent, lors d’une audience au tribunal de première instance de Tunis. « J’en ai ressenti une fierté, admet-il après coup. Mais je ne leur souhaite pas le cachot, je veux qu’ils disent la vérité. » Ironie du sort : c’est dans cette même salle qu’il avait lui- même été condamné en 1996 à 26 ans de prison pour « complot contre la sûreté de l’Etat ». Rached Jaïdane avait été arrêté trois ans plus tôt à Tunis alors que, étudiant en mathématiques à Paris, il était revenu au pays assister au mariage de sa sœur. Ses liens avec le parti islamiste Ennahda lui avaient alors valu d’être accusé de tremper dans une conspiration contre le régime de Ben Ali.

Procès « inéquitables »


Dès le 1er janvier, l’IVD ne pourra plus adresser à la justice des dossiers comme celui de Rached Jaïdane. En attendant la date butoir, les transferts s’accélèrent. A la tête de l’IVD, Sihem Bensedrine, ex-opposante à la dictature, an- nonce notamment « un gros procès contre Ben Ali ». L’autocrate déchu, exilé en Arabie saoudite, a déjà fait l’objet depuis 2011 d’une douzaine de condamnations par contumace, mais Mme Bensedrine estime que nombre de ces procès étaient « inéquitables ». « Le dossier que nous allons transmettre est bien mieux instruit, précise Mme Bensedrine. Il est fondé sur des preuves irréfutables établissant des pratiques d’abus de pouvoir, d’escroquerie et de blanchiment d’ar- gent. » « Ce futur procès effacera l’image que certains véhiculent, celle d’un “type bien” dévoyé par sa belle-famille [les Trabelsi], pour- suit-elle. En fait, c’était bien lui le corrompu. C’est lui qui a pillé et pris en otage l’Etat tunisien. »

Mise en place en 2014, l’IVD est l’un des principaux acquis de la transition démocratique tunisienne. Son mandat est de solder les comptes de la dictature, à l’instar des commissions créées dans d’autres pays s’arrachant à la nuit autoritaire. La loi lui a confié la mission de « révéler la vérité » sur les violations des droits humains et les malversations financières commises pendant la période 1955-2013, d’exiger de leurs auteurs qu’ils « rendent des comptes », de « dédommager » les victimes (55 000 dossiers ont été retenus, dont 10 000 cas de tortures) afin d’aboutir à la « réconciliation nationale », d’« archiver la mémoire collective » et de proposer des réformes garantissant que ces violations « ne se reproduisent pas ». « Il s’agit de rétablir la con- fiance des citoyens dans l’Etat », résume Mme Bensedrine.

De fait, le rôle assigné à l’IVD était éminemment politique, enflammant les polémiques. Dès sa naissance, l’instance s’est trouvée confrontée à l’hostilité du président de la République Béji Caïd Essebsi, dont le parti qu’il a fondé, Nidaa Tounès, a recyclé de nombreuses figures de l’ancien régime. Liés à ces réseaux, la majorité des médias tunisiens ont mené une virulente campagne contre l’IVD, focalisant notamment leurs attaques sur Mme Bensedrine, dépeinte comme une « revancharde » liée à Ennahda.

Nombreuses obstructions


Dans ce contexte hostile, des pans entiers de l’appareil d’Etat ont boycotté le processus de justice transitionnelle. En juin, un syndicat de policiers a même appelé ses membres à « ne pas répondre aux convo- cations émises par l’IVD ». Résultat : nombre de policiers cités à comparaître aux procès récents ne se sont pas déplacés. De même, la moitié des magistrats formés pour siéger dans ces chambres spécialisées ont été subitement nommés à l’automne à de nouvelles fonctions, ruinant une bonne partie du travail préparatoire à l’actuelle séquence judiciaire. Ainsi la réédition des comptes de la dictature est-elle encore loin d’être acquise. 

Avec la disparition imminente de l’IVD, il revient désormais au gouvernement de permettre que la justice transitionnelle poursuive son cours. Ce dernier dispose d’un an pour mettre en œuvre les recommandations contenues dans le rapport final de l’IVD, en passe d’être publié. Au vu des obstructions déjà à l’œuvre, l’affaire s’annonce laborieuse. « La transition démocratique ne doit pas être réduite à un argument de marketing pour vendre l’image de la Tunisie à l’étranger », avertit Sa- lwa El-Gantri, directrice du bureau tunisien d’International Center for Transitional Justice.

Sur la scène internationale, l’image d’un président Essebsi promouvant l’égalité entre hommes et femmes dans l’héritage tend désormais à prévaloir sur celle d’un héritier de l’ancien régime entravant la justice transitionnelle. « Il ne faudrait pas que les réformes sociétales soient la seule mesure de l’état d’avance- ment de la transition démocratique en oubliant le démantèlement du système dictatorial », alerte Antonio Manganella, le directeur du bureau de Tunis d’Avocats sans frontières. Houcine Bouchiba, pré- sident d’Al-Karama, une association de victimes, s’en inquiète sans détour : « Il serait un danger pour tout le monde que les victimes de la dictature prennent la justice entre leurs propres mains. »

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