samedi 4 juin 2016

Le cirque de la statue

Le 1er juin, la sculpture en bronze de Habib Bourguiba retrouvera son emplacement originel.Un événement qui symbolise le rapport tourmenté des Tunisiens à leur histoire et à leur mémoire.




Habib Bourguiba
Le montant de la facture pour le contribuable est de 1,7 millions de dinars



C'était une promesse de campagne de Béji Caïd Essebsi. La statue équestre de Habib Bourguiba, le Combattant suprême, artisan de l’indépendance de la Tunisie et bâtisseur de l'État moderne, va retrouver son emplacement originel, sur l'avenue qui porte son nom, au centre de la capitale. L'œuvre, en bronze, avait été érigée au début des années 1970. En 1987, quelques semaines après sa prise de pouvoir, Zine el-Abidine Ben Ali l'avait fait déboulonner et déplacer à une quinzaine de kilomètres de distance, à la sortie du port de La Goulette. BCE avait plusieurs fois émis publiquement le souhait de « réparer l’outrage » fait à celui qui avait été son mentor. Ce sera donc chose faite le 1" juin, à l'occasion du 61e anniversaire de son triomphal retour d'exil, lorsqu'il avait été acclamé par une immense foule en liesse, à la veille de l'entrée en vigueur des accords sur l'autonomie interne. L'événement déchaîne déjà les passions et fait grincer des dents.

« Cette histoire va diviser les adultes, mais risque de laisser les moins de 30 ans indifférents, pronostique Hassen Zargouni, directeur de l'institut de sondage Sigma Conseil. Les jeunes Tunisiens n'ont pas connu Bourguiba. Us n'en ont aucun souvenir. Le zaïm a été chassé des mémoires entre 1987 et 2011. Son rôle a été volontairement minoré dans les manuels scolaires, qui ont été réécrits après l'arrivée au pouvoir de Ben Ali. L’émotion provoquée, dans un sens comme dans l'autre, par le retour de sa statue concernera surtout les habitants du Grand Tunis, Pour les autres, c'est un non-sujet » La polémique, si elle prenait de l'ampleur, pourrait-elle avoir un coût politique pour le président? « Les récalcitrants seront plus virulents que les partisans, mais c'est dans l'ordre des choses, relativise Zargouni. Finalement, tout cela n'aura pas beaucoup d'impact sur la popularité de l'exécutif. »

Au-delà des crispations du moment, les pérégrinations de la statue du Combattant suprême symbolisent le rapport tourmenté des Tunisiens mi à leur histoire et à leur mémoire. Si la mort de Bourguiba, et le scandale de ses obsèques tronquées par Ben Ali ont réveillé le souvenir et la nostalgie du vieux leader, c'est la révolution qui a remis d'actualité le legs bourguibien. La figure de Bourguiba, portée aux nues ou honnie, occupe une place centrale dans le débat postrévolutionnaire. Et divise. Deux récits, diamétralement antagonistes, et qui transcendent le traditionnel clivage gauche/droite, s'opposent

DEUX RÉCITS. 

Le premier, partagé par les destouriens et les modernistes, magnifie et exalte l'œuvre du président artisan de l'indépendance, bâtisseur de l'État moderne, libérateur des femmes et chantre du progrès. Bourguiba, malgré ses penchants autoritaires et son narcissisme maladif, est le héros visionnaire qui a permis à la Tunisie d'accéder à la modernité et de rejoindre « le cortège des nations civilisées ». À l'inverse, pour les islamistes et pour de larges franges de la gauche panarabiste, Bourguiba représente une figure démoniaque, celle d'un dictateur sanguinaire, « athée et franc-maçon », culturellement aliéné à l'Occident, un « valet de l'impérialisme ». Son modernisme revendiqué s'apparente à une entreprise de dépersonnalisation de la Tunisie, visant à l'expurger des constantes qui fondent son identité immuable : l'islam et l'arabité.

Dans les semaines qui ont suivi le renversement de Ben Ali, en janvier 2011, les révolutionnaires exigent et obtiennent un droit d'inventaire : une Assemblée constituante est convoquée pour le 23 octobre. La Constitution du 1“ juin 1959, imaginée par Bourguiba, devient caduque et sera détricotée. En théorie, il s'agit de mettre à bas les piliers du régime autoritaire et le présidentialisme, et de doter la Tunisie d'une loi fondamentale authentiquement démocratique. En pratique, la ligne « révisionniste », incarnée par les islamistes d'Ennahdha, ennemis jurés de Bourguiba et leurs alliés du Congrès pour la République (CPR), de Moncef Marzouki, chantre d’une rupture totale avec le passé, triomphe. Très vite, le débat change de nature. Des élus islamistes proposent de substituer à la notion d'égalité entre l’homme et la femme celle de « complémentarité », d'autres suggèrent d'inscrire la charia comme « une des sources essentielles de la législation ». Ces amendements, qui braquent l'opposition et la société civile, seront finalement abandonnés, mais le sentiment que la troïka veut s'attaquer au « modèle de société tunisien » s'installe dans l'opinion majoritaire. Il est attisé par le révisionnisme historique et diplomatique exprimé, consciemment ou inconsciemment, par les nouveaux gouvernants du pays. Les fêtes du 20 mars (indépendance) et du 25 juillet (instauration de la République) sont célébrées a minima, presque honteusement. Bourguiba, lorsqu'il n'est pas dénigré, est systématiquement associé à son rival, présenté comme « l’autre zaïm », Salah Ben Youssef (assassiné en août 1961), et à d'autres personnalités, au rôle plus mineur. L’offensive révisionniste connaît son point d'orgue en décembre 2013, lors du vote de la loi organique sur la justice transitionnelle. 

L'Instance Vérité et Dignité (IVD), dont la présidence est confiée à Sihem Bensedrine, est déclarée compétente pour juger les faits de violation des droits de l'homme commis entre le 1er juin 1955 et le 24 décembre 2013. Alors que, au départ, il n'était question de juger que les crimes de Ben Ali.

Pourtant, ce travail de sape aboutira au résultat contraire à celui escompté par les détracteurs du zaïm. En s'attaquant à lui, ils le réinstallent sans le vouloir au centre du débat, eux qui avaient construit leur succès de 2011 sur leur opposition à Ben Ali. « La référence à Bourguiba est devenue un repère et un symbole réduit à sa signification essentielle : celle des valeurs partagées de la tunisianité, observe le constitutionnaliste Laghmani. Beaucoup de Tunisiens, qui n'étaient pas spécialement d’obédience destourienne, se sont réapproprié la figure de Bourguiba, qui a joué un rôle déterminant dans le combat idéologique contre le projet d'Ennahdha, » Ce registre patriotique allait se révéler dévastateur face aux islamistes, plus à l'aise avec le concept de oumma (la communauté des croyants, qui renvoie à l'idée d'une « nation » musulmane sans frontières autres que religieuses) qu'avec celui de nation, au sens séculier du terme. « Bourguiba incarne la tunisianité, entendue non pas comme un projet politique ou philosophique, mais comme une manière d'être et une fierté, renchérit Hassen Zargouni. Ce phénomène s'est cristallisé au cours de l'année 2012, au moment où les Tunisiens ont senti que leur mode de vie était menacé. » Béji Caïd Essebsi et son parti nouvellement créé, Nidaa Tounes, ont transformé cette référence en un fonds de commerce politique et un instrument au service de la reconquête du pouvoir.

ÉCHEC COLLECTIF. 

Aujourd'hui, paradoxalement, la boucle est en passe d'être bouclée. Rached Ghannouchi, le leader d'Ennahdha, a compris que l'une des raisons du rejet dont son parti avait été victime en 2014 tenait à l'image qu'il projetait, une image insuffisamment tunisienne. Il en a tiré les leçons. Le temps des invectives à l'endroit de Bourguiba est terminé. « Le Xe congrès du mouvement, tenu les 21 et 22 mai à Hammamet, témoigne de ce basculement, poursuit Laghmani. Le parti islamiste a pris nettement ses distances avec l'organisation transnationale des Frères musulmans, et tout, dans le décorum, la mise en scène et les invitations, tendait à suggérer son appartenance tunisienne et authentiquement nationale. »
Au-delà de cet aggiornamento que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier d'hypocrite, une question demeure en suspens : l’incapacité des partis - et de la société dans son ensemble - à donner sens au présent et plus encore à penser l'avenir. La focalisation autour des enjeux de mémoire signe à cet égard une forme d'échec collectif retentissant. La statue équestre de Bourguiba et la hideuse horloge de Ben Ali sont désormais appelées à cohabiter, à l'endroit même où des milliers de manifestants se massaient pour crier « Dégage! » le 14 janvier 2011. Or, remarque avec dépit l'éditeur Karim Ben Smaïl, « la Tunisie est dans le déni, elle regarde dans le rétroviseur. Elle n'a rien fait pour honorer la révolution, ce tournant majeur de son histoire, n'a érigé aucun monument, pas même une plaque commémorative... ».

Le cheikh, le zaïm, et l'ombre de la potence

Dans l'imaginaire islamiste, Bourguiba représente la figure exécrée. Il est celui qui a marginalisé le statut de la religion, déprécié l'enseignement arabisant de la Zitouna, perverti l'identité nationale et corrompu les mœurs de la société tunisienne à travers l'émancipation des femmes et le droit au divorce. Sa politique moderniste a suscité en réaction l'émergence, à la fin des années 1970, du Mouvement de la tendance islamique (MTÏ), ancêtre d'Ennahdha.

POUR L'EXEMPLE. 

Combattu et contraint à la clandestinité, le MTI succombe à la tentation de la violence au milieu des années 1980. Les attentats de Monastir et de Sousse, dans la nuit du 2 au 3 août 1987 (13 blessés), perpétrés par des éléments de la « branche militaire » du mouvement, sont vécus comme un affront personnel par Bourguiba, qui exige un grand procès, pour l'exemple, et des têtes, à commencer par celle de l'émir », Rached Ghannouchi. Le leader du MTI est sous les verrous depuis mars, placé à l'isolement au ministère de l'Intérieur II n'a pas pu participer à la planification des attentats. Mais Bourguiba n'en a cure ! Hechmi Zammel, président de la Cour de sûreté de l'État, qui doit juger les islamistes, est un homme à sa botte. Ghannouchi est d'ailleurs convaincu qu'il va mourir et il le dit à ses juges dans une ultime bravade, Zine el-Abidine Ben Ali, alors ministre de l'Intérieur, et Rachid Sfar, le chef du gouvernement, sont persuadés que donner des martyrs au mouvement intégriste serait une grave erreur et pourrait plonger le pays dans le chaos. Mais ils ne peuvent pas intervenir de manière trop voyante. Ils réussissent cependant à « retourner » les deux députés qui siègent dans le jury (l'unanimité était requise pour prononcer un arrêt de mort). Dans la nuit du 27 septembre, le verdict tombe : Ghannouchi est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il sera amnistié et libéré le 4 mai 1988, six mois après la destitution de Bourguiba. À la mort de ce dernier, le 6 avril 2000, interviewé sur Al-Jazira, Ghannouchi fait scandale en refusant de prier à sa mémoire et d'invoquer la miséricorde de Dieu. Cette attitude, contraire à l'éthique musulmane, lui sera constamment reprochée. À partir de 2014, devenu plus consensuel, il change de posture et finit par reconnaître que l'homme * qui a dirigé le mouvement national et conduit le pays vers l’indépendance » mérite une prière. La grande réconciliation est en marche...

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