jeudi 29 août 2019

En Tunisie, l’arrestation d’un candidat controversé alourdit l’ambiance de la campagne présidentielle

Nabil Karoui, homme d’affaires et candidat à la présidentielle tunisienne, a été arrêté vendredi 23 août. Il fait l’objet d’une enquête judiciaire pour corruption, évasion fiscale et blanchiment d’argent. Le timing de son arrestation relance les interrogations sur l’intégrité du processus démocratique dans le pays.



Au coeur de la Tunisie


Dans le QG d’Au cœur de la Tunisie, le parti de Nabil Karoui, la tension était palpable vendredi 23 août au soir. Déplacements à la hâte de cartons, d’ordinateurs et de paperasse « pour sauver tout notre travail de campagne », souffle-t-on, mais aussi anticiper une éventuelle perquisition. Au milieu des restes de flyers en forme de tête de lion, le symbole du parti, les télévisions sont directement branchées sur la chaîne Nessma TV qui parle de « kidnapping » de Nabil Karoui.

L’homme de 56 ans, un magnat des médias tunisiens, n’est officiellement plus le patron de la chaîne depuis quatre ans, mais il demeure actionnaire. Il en est d’ailleurs resté son principal sujet d’information. « Nabil Karoui est avant tout un candidat à la présidentielle dont la candidature a été acceptée par l’Instance supérieure électorale pour les élections (ISIE) et c’est un acteur important de la vie politique tunisienne. Ce qu’il se passe est vraiment dangereux pour le processus démocratique », déclare à Mediapart Sadok Jabnoun, un membre de la commission politique de la formation de Nabil Karoui.

Alors que son équipe de communication venait de poster des stories sur Facebook au sujet de la visite de terrain effectuée le jour même par le candidat dans le gouvernorat de Béja (nord-ouest de la Tunisie), où il a rencontré des propriétaires d’usines locales et inauguré un siège de son parti, l’homme s’est fait arrêter, vendredi, à bord de sa voiture, au péage autoroutier de Medjez el-Bab, à une cinquantaine de kilomètres de Tunis.

Des mandats de dépôt ont été émis à l’encontre de l’homme d’affaires et de son frère Ghazi Karoui par le pôle judiciaire et financier le 23 août, juste après le rejet par la justice tunisienne de l’appel concernant leur interdiction de voyager. Les deux frères font l’objet d’une enquête judiciaire depuis que l’ONG I-Watch – affiliée à Transparency International – a déposé début juillet une plainte concernant des soupçons d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Cette plainte est intervenue après une enquête publiée en 2016 sur l’évasion fiscale des frères Karoui.

« Nous avons toujours été entendus en tant que témoins depuis que la plainte a été déposée. Depuis qu’une instruction a été ouverte, c’est l’État versus Nabil Karoui. Il faut que la justice fasse son travail et qu’elle continue, quel que soit le timing. Nous devons séparer le processus électoral du processus judiciaire », affirme Achref Aouadi, président de I- Watch.

La veille de l’arrestation, Youssef Chahed, lui aussi candidat à la présidentielle, a passé provisoirement ses fonctions de chef du gouvernement à son ministre de la fonction publique, Kamel Morjane, ancien ministre de la défense sous Ben Ali. Il n’a pas voulu démissionner, car le « pays traverse une période délicate et n’est pas en mesure de supporter les négociations pour constituer une nouvelle équipe gouvernementale », a-t-il déclaré dans une allocution télévisée jeudi 22 août.

Il a choisi de passer ses fonctions pour désamorcer les critiques de ses détracteurs, qui lui reprochaient d’utiliser les ressources de l’État pour sa campagne électorale et pour « donner les mêmes chances à tous les candidats ». Mais pour les avocats de Nabil Karoui, même si Youssef Chahed n’est plus au pouvoir, son arrestation reste « politique ».

« La célérité avec laquelle la justice a procédé à l’arrestation de Nabil Karoui, loin de la capitale, trois heures seulement après l’émission du mandat de dépôt, tout cela représente pour nous un scandale judiciaire », déclare l’un des avocats de Nabil Karoui, Kamel Ben Messaoud.

Presque au même moment où Karoui était arrêté, Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président de la République décédé le 25 juillet dernier, a été contrôlé à l’aéroport de Tunis Carthage, parce qu’il était, selon une source, en possession de devises étrangères. La coïncidence de ces deux événements, qui tous deux concernent des adversaires politiques de Youssef Chahed, a tendu l’atmosphère de la campagne. Mais le ministère de l’intérieur comme les douanes ont assuré qu’il s’agissait, dans les deux cas, de procédures légales et justifiées.

Sur Facebook en Tunisie, la polémique enflait, ce samedi, sur le calendrier de l’arrestation – trois ans après le dépôt de la plainte –, mais aussi sur le manque de communication et de transparence des autorités judiciaires concernant l’arrestation.

Nabil Karoui a été transféré à la prison de Mornaguia à Tunis, tandis que son frère serait en fuite d’après des médias tunisiens. Pour le candidat qui disait vouloir « lutter contre la pauvreté et la misère » à grands coups de slogans à l’emporte-pièce, et s’est fait connaître par des actions caritatives très médiatisées de sa fondation, relayées par sa propre chaîne de télé, la campagne risque de se faire derrière les barreaux d’une prison.

« Nous continuerons à travailler librement et à faire campagne », déclare Blel Fares, candidat aux législatives. L’ISIE a affirmé que son arrestation ne le disqualifiait pas de la course à la présidentielle. « Une candidature ne peut être retirée qu’en cas de retrait volontaire ou de décès », affirme la porte-parole de l’instance, Hasna Ben Slimane.

Cette arrestation intervient après un long combat de I-Watch. Cette ONG a souvent été la cible de Nabil Karoui et de ses proches, notamment à travers des campagnes de diffamation et de menaces.

« Lorsque nous avons lancé notre campagne anticorruption, nous avions dit que nous investirions notre énergie et nos ressources sur un exemple concret, celui des Karoui et de Nessma TV pour changer la mentalité des Tunisiens sur la corruption. Aujourd’hui, beaucoup oublient que nous avons aussi déposé des plaintes contre d’autres candidats à la présidentielle : Youssef Chahed pour corruption dans l’affaire du dégel des avoirs de Marouane Mabrouk par l’Union européenne, Slim Riahi pour évasion fiscale, et Hatem Boulabiar pour corruption. Donc la question après l’arrestation de Karoui est qui sera le prochain ? » ajoute Achref Aouadi.

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