jeudi 6 février 2014

Printemps arabe

Le printemps arabe n’a pas dit son dernier mot



Printemps arabe


Trois ans après le début d’un mouvement qui a emporté les dictatures de Zine El-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi, la contestation dans le monde arabe, menacée par les ingérences étrangères et par les divisions confessionnelles, cherche un second souffle. Si la Syrie vit le pire des scénarios, la Tunisie confirme que l’aspiration à la citoyenneté et la recherche de compromis peuvent déboucher sur des avancées réelles.

A ses débuts, le « printemps arabe » a fait voler en éclats les préjugés occidentaux. Il a mis à mal les clichés orientalistes sur l’incapacité congénitale des Arabes à concevoir un système démocratique et ébranlé la croyance selon laquelle ils ne méritaient pas mieux que d’être gouvernés par des despotes. Trois ans plus tard, il s’est obscurci. Les incertitudes restent entières quant à l’issue du processus, qui entre dans sa quatrième phase.

La première étape, achevée en 2011, vit déferler une gigantesque vague de revendications concernant la dignité et la citoyenneté, nourrie de protestations massives et spontanées. L’étape suivante, en 2012, fut celle d’un repli des luttes sur leur contexte local et de leur ajustement à l’héritage historique de chaque pays. Simultanément, des forces extérieures commencèrent à réorienter ces conflits dans des directions plus périlleuses, conduisant les peuples dans la situation qu’ils connaissent aujourd’hui.

L’année dernière, on a donc assisté à une troisième phase, marquée par l’internationalisation et par l’ingérence de plus en plus agressive des puissances régionales et occidentales. La focalisation sur les rivalités entre sunnites et chiites s’est généralisée à tout le Proche-Orient, poussant chaque Etat et chaque société à se polariser sur l’axe des identités confessionnelles. L’antagonisme entre islamisme et sécularisme s’est durci à grande échelle. Le danger vient de ce que les rivalités géopolitiques et les tensions religieuses l’emportent sur les spécificités de chaque pays et semblent réduire les acteurs locaux à des marionnettes aux mains de puissances étrangères.

La comparaison entre la Syrie, Bahreïn, l’Egypte et la Tunisie révèle un spectre multicolore d’influences internationales. Dans les deux premiers pays, les interventions extérieures ont attisé la guerre civile et galvanisé les franges les plus radicales des insurgés. En Egypte, le soutien occidental à la politique autoritaire du nouveau régime a laminé les motivations démocratiques initiales. Seule la Tunisie paraît engagée sur une voie prometteuse, dans la mesure où elle reste relativement épargnée par les affrontements géopolitiques, religieux et idéologiques qui ont balayé la région.

Dans chacun de ces pays, toutefois, le « printemps arabe » a laissé l’empreinte indélébile d’une mobilisation populaire dans laquelle les citoyens ont pris conscience de leur force. Il a ouvert des espaces de contestation que l’Etat ne peut plus refermer qu’au prix d’une répression politiquement coûteuse. Si incertain que soit l’avenir, l’ordre de fer qui prévalait auparavant s’est bel et bien effondré.

En Syrie, la guerre est née d’un mouvement de désobéissance civile rapidement transformé en soulèvement populaire de grande ampleur. La réaction brutale du régime aux premières alertes a échoué à intimider les manifestants, mais elle a amorcé un cycle dévastateur de protestations et de répression. Si l’appareil militaire du président Bachar Al-Assad a vite anéanti l’espoir d’une révolution pacifique, ce sont les calculs géopolitiques et les enjeux confessionnels venus se greffer sur elle par la suite qui ont précipité l’insurrection dans une guerre civile abominable : à ce jour, cent vingt mille morts, deux millions et demi de réfugiés et quatre millions de déplacés.

Depuis toujours, la Syrie se caractérise par la diversité de ses traditions religieuses et communautaires. En exploitant les tensions internes, les puissances extérieures ont brisé cette fragile mosaïque. Le pays revêt une importance centrale dans un Proche-Orient où s’entrechoquent les intérêts des Etats-Unis, d’Israël, de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Iran. L’ancestrale division de cette partie du monde entre les deux tendances rivales de l’islam, le sunnisme et le chiisme, a été exacerbée par ces Etats ambitieux pour tenter d’accroître leur influence.

Le clan des Alaouites qui forme le régime de M. Al-Assad est considéré comme faisant partie d’un arc chiite allant de l’Iran au Liban du Hezbollah, tandis que les groupes de rebelles appartiennent pour la plupart au camp sunnite. Mais cet antagonisme recouvre un échiquier autre- ment plus nuancé. Tout comme les moud- jahidins afghans des années 1980, l’op- position syrienne manque cruellement de cohésion. Ses représentants à l’étranger connaissent mal ou pas du tout les groupes armés qui se battent sur le terrain. Ceux- ci vont chercher leurs soutiens ailleurs : dans le nord du pays, ils s’appuient généralement sur l’aide de la Turquie et du Qatar, tandis que dans le sud ils reçoivent armes et assistance de la Jordanie, de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis.

Ces imbrications géopolitiques donnent lieu à des paradoxes qui contredisent une lecture strictement confessionnelle du conflit. Riyad a salué le coup d’Etat militaire en Egypte contre les Frères musulmans, qui sont pourtant de même obédience que les groupes qu’il arme sur le front syrien. Le récent dégel entre Washington et Téhéran relativise lui aussi la vision binaire souvent véhiculée par les médias occidentaux : Israël et l’Arabie saoudite s’estiment tous deux abandonnés par Washington face à Téhéran et se retrouvent soudainement alliés de facto.

Le clivage entre forces laïques et islamistes pèse également. Si l’Armée syrienne libre (ASL) revendique son ancrage séculier, la plupart des autres groupes composent une marqueterie reli- gieuse qui va des islamistes modérés aux djihadistes proches d’Al-Qaida en passant par les salaf istes. Difficile, par ailleurs, d’évaluer dans quelle mesure les factions les plus radicales, comme Ahrar Al-Cham ou l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), manifestent une véritable conviction religieuse ou utilisent leur enseigne à des fins plus prosaïques. Reste que cette fragmentation, source de discordes croissantes, a ouvert un second front au sein même du camp insurgé, comme le montrent les combats meurtriers qui ont opposé début janvier l’ASL et l’EIIL dans le nord de la Syrie. Cette dispersion de la guerre civile n’est pas étrangère à la survie du régime de M. Al-Assad.

On présente souvent le conflit syrien en termes de simple mécanique : quand le pouvoir s’affaiblit, l’opposition se renforce, et inversement. C’est oublier que l’argent et les armes ne font pas tout dans une guerre, et qu’il faut aussi des ressources en hommes. Or, sur ce plan, la pénurie menace constamment le régime de Damas. Le renfort des forces Al-Qods d’Iran, des unités du Hezbollah libanais et des milices locales (chabiha) est donc vital à la préser- vation de sa puissance militaire. Le recours à l’arme chimique n’étant plus une option, le pouvoir dépend plus que jamais de ses supplétifs étrangers.

Les Frères musulmans foudroyés


PRINCIPALE source d’inquiétude : la radicalisation nouvelle de l’opposition et du régime syrien. Le Front Al-Nosra et l’EIIL, qui se réclament tous deux d’Al-Qaida, profitent largement de l’aide venue du Golfe. L’Arabie saoudite a aussi accru son implication en soutenant des groupes non affiliés à la mouvance terroriste fondée par Oussama Ben Laden, bouleversant ainsi le rapport de forces au sein de l’opposition. Et, de son côté, l’armée régulière a profon- dément changé. Depuis la bataille de Qoussair, en mai-juin 2013, les forces Al-Qods et le Hezbollah ont redéployé la troupe en petites unités mobiles organisées comme des milices.

Pour toutes ces raisons, les puissances étrangères se soucient peu de faire cesser le conflit. Les Etats-Unis ne peuvent se permettre une nouvelle guerre et s’accommodent de voir leur hégémonie battue en brèche au Proche-Orient, leur stratégie consistant désormais à privilégier l’Asie. Dans la logique de la realpolitik américaine, Washington n’a plus les moyens d’empêcher un pourrissement de la question syrienne : comme l’a indiqué le consultant Edward Luttwak dans le New York Times (1), la sagesse commande de laisser les belligérants s’entre-tuer autant que possible, car le triomphe d’une opposition dominée par les islamistes serait tout aussi néfaste pour les intérêts occidentaux que la victoire du clan Al-Assad. L’allié saoudien, lui, verrait d’un bon œil la chute du régime de Damas, et pourrait se satisfaire d’un pays morcelé, en proie au chaos, qui couperait l’axe chiite reliant le Liban et l’Iran. Une Syrie ingouver- nable constitue pour Téhéran et Moscou une option préférable à la victoire des insurgés, quitte à laisser un membre de la famille Al-Assad réduit au rôle de pantin siéger dans son palais de Damas, comme le fit un temps son homologue afghan.

Une paix à courte échéance paraît donc des plus improbables. Si les auteurs des atrocités commises sur le terrain doivent répondre de leurs actes, les puissances étrangères qui attisent ces violences endossent une large part de responsabilité. La guerre civile est devenue si épouvantable que peu se souviennent encore des cortèges de la première heure, lorsqu’un peuple réclamait simplement le droit à la dignité et à la citoyenneté. Dans cette tragédie, c’est peut-être le plus triste.
A Bahreïn aussi, les puissances étrangères démontrent leur aptitude à exacerber les tensions locales, mais d’une manière tout autre qu’en Syrie. Les premières manifestations dans cette petite île du Golfe traduisaient un désir de démocratie très largement partagé : on estime qu’à leur apogée elles ont mobilisé presque un cinquième de la population. Si l’intervention militaire du Conseil de coopération du Golfe a vite tué dans l’œuf cette aspiration collective, l’échec du mouvement s’explique aussi et peut-être surtout par l’irruption de la géopolitique et des mots d’ordre confessionnels.

Alors qu’en Syrie un pouvoir alaouite fait face à une population majoritairement sunnite, Bahreïn est une monarchie sunnite majoritairement peuplée de chiites. C’est pourquoi les intérêts respectifs des deux puissances rivales de la région, l’Iran et l’Arabie saoudite, s’y heurtent de plein fouet. Compte tenu de sa proximité géogra- phique, Riyad exerce sur son voisin un droit de regard particulièrement intrusif. Soutenue par l’Occident, l’intervention des troupes du CCG répondait explicitement au vœu de Riyad de maintenir Bahreïn dans sa zone d’influence.

Au départ, chiites et sunnites défilaient côte à côte, sur une même ligne de revendication démocratique. C’est seulement lorsque l’intervention saoudienne a eu lieu que la carte confessionnelle a évincé peu à peu les objectifs politiques. Cette captation de la dynamique locale par des intérêts extérieurs a cependant mis en lumière la fragilité du régime. Sans la perfusion financière, militaire et politique des Etats du Golfe, la dynastie Al-Khalifa ne disposerait ni des moyens ni de la légitimité nécessaires pour se maintenir au pouvoir. Sa survie ne dépend plus désormais que de ses protecteurs étrangers.

L’internationalisation du conflit a ruiné une chance historique de voir la société bahreïnie résoudre ses vieilles tensions confessionnelles par le dialogue démocratique. Alors que les mêmes causes ont entraîné l’explosion de la Syrie, à Bahreïn elles maintiennent sous respiration artificielle un régime autocratique. 

A la différence de la Syrie et de Bahreïn, l’Egypte est un pays suffisamment fort et autonome pour tenir tête aux pressions extérieures. Les grandes puissances étrangères n’en sont pas moins étroitement liées au drame politique qui s’y joue. En juillet 2013, un coup d’Etat militaire a renversé le gouvernement décrié, mais légitime, des Frères musul- mans. N’importe où ailleurs, une rupture aussi brutale du processus démocratique aurait soulevé une indignation planétaire. En Egypte, elle a pourtant reçu l’approbation des chancelleries occidentales. Les Etats-Unis et leurs alliés européens, mais aussi l’Arabie saoudite et ses voisins du Golfe, de même que la Jordanie, le Maroc et Israël, tous ont très vite endossé le coup de force militaire, qui les débarrassait d’un Mohamed Morsi démocratiquement élu mais jugé incontrôlable.

Sitôt le nouveau régime en place, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït s’empressèrent de lui verser une aide économique de 12 milliards de dollars, soit neuf fois plus que le 1,3 milliard annuel de l’assistance mili- taire américaine. Le choix de Riyad s’explique par au moins deux raisons : d’une part, la défiance de longue date du régime wahhabite envers les Frères musulmans; d’autre part, la crainte que l’exemple de la jeune démocratie égyptienne ne fasse tache d’huile, ne donne un mandat populaire à des forces islamistes et n’enhardisse les Saoudiens à contester les dirigeants de leur pays.

Le fait que l’Occident ait cautionné le coup d’Etat militaire n’a pas accru son prestige au sein de la population égyptienne, échaudée par le message implicite selon lequel une démocratie n’est accep- table que si elle porte au pouvoir les candidats adoubés par les puissances étrangères. L’ironie de l’histoire est qu’entournant le dos aux Frères musulmans Washington et ses alliés ont saboté de leur propre chef le projet arabo-occidental d’un bloc sunnite cohérent susceptible de contenir l’influence iranienne, provoquant du même coup une insolite convergence des politiques étrangères saoudienne et israélienne.
Il est vrai que le coup d’Etat du général Abdel Fatah Al-Sissi résultait aussi d’une situation économique désastreuse et de l’impopularité croissante de M. Morsi. Même ses électeurs avaient perdu confiance dans la capacité du gouvernement à répondre aux problèmes du chômage et de la corruption. Les ambi- tions hégémoniques des Frères musulmans, qui refusaient de partager la moindre parcelle du pouvoir, ont précipité leur discrédit. Elles se sont aussi heurtées à la résistance de l’appareil d’Etat, toujours composé de policiers, de juges et de fouloul (dignitaires de l’ancien régime) viscéralement hostiles à la confrérie. Cet «Etat profond » n’a pas raté l’occasion de remonter à la surface. Une tâche d’autant plus aisée que les Frères musulmans, en bousculant des juges, des gouverneurs et des notables pour placer leurs propres hommes au sein de l’appareil d’Etat, s’étaient aussi aliéné leurs alliés potentiels au sein de la gauche et des salafistes.

La foudre qui s’est abattue sur eux signifie également la fin de l’aura d’invincibilité qui entourait autrefois l’islamisme. La confrérie n’était ni un groupe révolutionnaire ni la branche locale de quelque front terroriste international, mais une organisation plutôt conservatrice prônant la piété religieuse, le libéralisme économique et la charité envers les plus pauvres. Elle ne s’arrogeait aucun monopole sur l’islam et n’entretenait aucun lien avec les salafistes ni avec les théologiens d’Al- Azhar. Ses adeptes vivent aujourd’hui en prison ou dans la clandestinité. Plus prudents, ou plus roués, les salafistes du parti Al-Nour ont manifesté leur pragmatisme en faisant allégeance au régime militaire. Avec le«printempsarabe»,la sphère islamiste s’est à la fois diversifiée et fragmentée, tout en faisant émerger de nouvelles figures hors des cercles scolastiques et politiques traditionnels.

Rendre des comptes au peuple


Durant leur bref passage au pouvoir, les Frères musulmans se sont bien gardés d’amorcer une islamisation forcée de la société. Leur objectif consistait plutôt à consolider leur domination politique sur le terrain institutionnel. Ce n’est pas un hasard si, lors du coup d’Etat, le gouvernement Morsi s’est défendu en faisant référence à l’argument de la légitimité (chara’iya) plutôt qu’à la loi islamique (charia). A cet égard, la crainte occidentale de voir le « printemps arabe » déboucher sur une contagion islamiste au Proche-Orient paraît sans grande consistance.

En Egypte même, le coup d’Etat militaire a reçu la bénédiction du mouvement de jeunes Tamarrod, de l’Eglise copte et des formations laïques libérales. Le libéralisme revendiqué par ces dernières n’incluait manifestement pas la défense du pluralisme politique, lequel s’avère incompatible avec l’exclusion des Frères musulmans. Dès lors, le pluralisme pouvait disparaître tout à fait. La censure imposée par le nouveau régime militaire s’avère en effet plus implacable que celle qui régnait sous la présidence de M. Hosni Moubarak. Non seulement les Frères musulmans ont été rayés de la carte avec une brutalité inédite depuis l’ère du président Gamal Abdel Nasser, mais leur bannissement s’est accompagné d’une campagne nationaliste et xénophobe assimilant leurs militants à des « terroristes » à la solde de l’étranger. Conséquence inattendue de la révolution égyptienne, une présidence autocratique s’est muée en une dictature militaire qui recourt à la loi martiale et à la violence légale. Les élections n’ont pas été supprimées, mais elles se déroulent sous étroit contrôle. 

Du fait de l’interdiction des Frères musulmans et de l’atomisation de toutes les forces politiques du pays, l’armée s’est imposée par défaut. Elle ne quittera pas le pouvoir de son propre chef, du moins aussi longtemps qu’elle jouira de la complicité des puissances occidentales et des Etats du Golfe, car elle se considère comme la clé de voûte de la société. 

L’Egypte n’est pas en proie aux tensions ethniques et religieuses qui minent certains de ses voisins ; l’hypothèse d’un conflit ouvert semble donc écartée. Il n’en demeure pas moins que les militaires ne peuvent se contenter de restaurer l’ordre ancien. Le coût d’une répression massive est devenu politiquement exorbitant, et les Egyptiens ont pris goût à la force des mobilisations de masse. Le fossé entre islamisme et sécularisme risque par ailleurs de se creuser davantage. Certains Frères musulmans pourraient être tentés de prendre les armes. 

Mais la principale nouveauté, c’est l’exigence de plus en plus grande, au sein du peuple, de se voir rendre des comptes. Même lors du coup d’Etat de juillet 2013, les militaires ont dû justifier leur action, après qu’une initiative démocratique mandatée par des groupes de citoyens eut exprimé haut et fort ses inquiétudes. Le régime est désormais placé devant un choix épineux : va-t-il ressusciter le système Moubarak, avec un général Al- Sissi passant du kaki au costume-cravate, ou préférera-t-il le modèle pakistanais, où les civils ont leur mot à dire, mais laissent aux militaires leur droit de veto sur les dossiers importants ? 

En comparaison, la transition tunisienne ressemblerait presque à une promenade de santé. Menée par des acteurs locaux apparemment soucieux de stabilité et de respect des règles démocratiques, elle est restée largement épargnée par les manipulations extérieures. Cela s’explique notamment par sa géographie : bien que surveillée de près par l’ancienne puissance coloniale française, la Tunisie a rarement servi de théâtre aux compétitions géopolitiques des intérêts étrangers. Sa population est relativement homogène sur le plan religieux. La pomme de discorde la plus notable, depuis la chute du président Zine El- Abidine Ben Ali, c’est la lutte à laquelle se livrent les islamistes et les laïques.

Le parti Ennahda, d’inspiration islamiste, a gagné les premières élections libres, mais il a commis la même erreur que les Frères musulmans : il a interprété le mandat reçu comme un sésame pour le pouvoir absolu. Rapidement, la situation politique s’est détériorée, avec l’assassinat de plusieurs opposants de gauche et la montée en puissance des groupes salafistes, farouchement hostiles au pluralisme électoral. Leurs menaces ont jeté un froid au sein de la population, peu habituée à un tel climat.

En Tunisie, aucun camp ne peut prétendre à l’hégémonie, et Ennahda a d’abord formé une coalition avec deux partis laïques. Les mouvements libéraux et progressistes ont donc fini par accepter le dialogue national proposé par le gouvernement et par travailler avec les islamistes – à l’exclusion des plus radicaux, notamment les salafistes. Tous les partis de l’échiquier électoral ont convenu que le risque d’une spirale de violences politiques ne pouvait plus être ignoré. En outre, la fracture entre religieux et séculiers s’est révélée moins insurmontable que prévu. Peu de choses différenciaient finalement les islamistes modérés de leurs rivaux laïques, tandis que ces derniers reconnaissaient plus volontiers l’importance de la religion dans tout nouveau système politique.

Mais c’est surtout la remuante société civile qui a réactivé le calendrier de la transition démocratique. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ainsi que l’organisation patronale de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme ont donné de la voix durant le dialogue national. Ils ont fixé de nouveaux objectifs au gouvernement et appelé à la ratification de la Constitution.

L’armée, quant à elle, pèse nettement moins qu’en Egypte : peu nombreuse en effectifs et dépolitisée, elle est restée dans ses casernes depuis 2011. L’ancien régime de M. Ben Ali était un Etat policier, pas une dictature militaire. Sa gouvernance technocratique et kleptomane pouvait fort bien se passer d’une assise idéologique. C’est pourquoi la révolution tunisienne a limogé les élites de l’ancien parti unique tout en laissant intactes la bureaucratie et les forces de police, qui n’étaient pas connectées au régime. La préservation de cette ossature a contribué à maintenir une relative stabilité de l’ordre légal. En outre, l’ancienne autocratie avait mis en place une robuste structure d’institutions et de lois, qui avait certes peu servi au cours des dix dernières années de l’ère Ben Ali, mais qui peut aujourd’hui s’avérer utile pour bâtir un système démocratique fonctionnel. Précisément parce que le népotisme d’autrefois était dépourvu de toute idéologie susceptible de réapparaître, la restauration d’un Etat autoritaire paraît peu vraisemblable.
La Tunisie a la chance de pouvoir répondre à ses incertitudes par ses propres moyens, sans se préoccuper du bon vouloir des autres. Les puissances mondiales et régionales ont joué un rôle mineur dans la transition en cours. Washington n’a pas mis son veto à l’entrée d’Ennahda au gouvernement, ni favorisé tel ou tel candidat. Les Etats pétroliers du Golfe se sont abstenus de soutenir massivement leurs favoris. La France se cantonne à une neutralité circonspecte, son image restant entachée par l’indéfectible soutien qu’elle a apporté à M. Ben Ali jusqu’à l’ultime seconde de son règne. En cas de succès, l’expérience tunisienne serait reçue comme un signal d’espoir dans toute la région, et peut-être au-delà.

Des sujets devenus citoyens

Tandis que le printemps arabe entre dans sa quatrième année, il faut s’attendre à une poursuite des ingérences dans les conflits locaux et à une amplification de leurs effets délétères. Les lignes de front géopolitiques, religieuses et idéologiques déchirent maintenant tout le Proche-Orient. Ce n’est qu’en renonçant à s’immiscer dans les révolutions que le monde extérieur peut aider à les faire renaître.

On peut toutefois repérer quelques tendances plus précises pour l’année qui commence. Tout d’abord, les monarchies du Golfe risquent de peser encore davantage sur les affaires de leurs voisins arabes. La rente pétrolière leur donne une influence décisive sur des pays moins bien lotis comme l’Egypte, le Maroc et la Jordanie, où leurs aides dépassent celles du bloc occidental. Moins importantes, celles-ci ont cependant pour avantage de ne dépendre ni des cours du pétrole ni des humeurs des princes.

Ensuite, il faut souligner l’importance des pactes conclus en période de transition nationale. Dans d’autres contextes de démocratisation, comme en Amérique latine, les pactes d’accommodement entre forces rivales furent profondément institutionnalisés et acceptés par tous. Au Proche-Orient, en revanche, la logique de partition l’emporte sur la recherche du compromis, de sorte que les fractions se déchirent pour le pouvoir au lieu de le partager.

En troisième lieu, la faiblesse des institutions locales, ajoutée aux interventions mal avisées de puissances étrangères, a donné du grain à moudre aux saboteurs du processus démocratique. Les salafistes tunisiens et les faux libéraux égyptiens sont des personnages de second plan qui n’ont rien à perdre en brisant les compromis diff icilement négociés. Ils gagnent en importance à mesure que les institutions s’érodent et que les intérêts en jeu s’accroissent. Dans des scénarios extrêmes, des Etats défaillants n’ont pas les moyens d’enrayer le cercle vicieux du dilemme sécuritaire. Au Yémen et au Liban, nombre de groupes préfèrent prendre les armes plutôt que de s’en remettre à un Etat incapable de les protéger, moyennant quoi ils l’affaiblissent encore un peu plus.

Le dernier point, plus positif, concerne la citoyenneté. Les peuples arabes ne se perçoivent plus comme des masses de sujets, mais comme des forces citoyennes qui méritent le respect et la parole. Quand un nouveau soulèvement surgira, il sera à la fois plus spontané, plus explosif et plus durable. Les citoyens arabes ont été témoins des solutions extrêmes auxquelles leurs gouvernements sont prêts à recourir pour se maintenir au pouvoir. Les régimes coercitifs connaissent bien, eux aussi, la détermination des masses à les « dégager ». Le printemps arabe n’a pas dit son dernier mot.

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